Compendium

Histoire de la violence

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Ghetto Riots - USA - les années 60

LES 4 CANICULES - 1964, 65, 67, 68

TEXTE

 

 

Le terme « Ghetto Riots » [on parle aussi de « Ghetto Rebellions » ou « Race Riots » ] fait référence aux troubles sociaux qui ont secoué les États-Unis au cours de plusieurs étés du milieu à la fin des années 1960. Ces troubles se sont caractérisés par le recours à des tactiques violentes par les émeutiers.

Les six jours de violences à travers la ville de New York lors de l'émeute de Harlem en 1964 constituent le premier épisode d'une série d'émeutes non coordonnées, non planifiées, survenues dans les ghettos de nombreuses villes  des États Unis durant les mois d'été des années 60 ; 159 troubles distincts seulement pour l'été 1967, incluant des émeutes dévastatrices à Détroit et à Newark. Le point culminant de cette période particulière fut atteint par l'immense vague d'émeutes déclenchées par l'assassinat de Martin Luther King Jr. en 1968, touchant en même temps plus de 100 villes avant de s'apaiser en 1969.

Jusqu'aux années 60, la résistance violente des Afro-Américains contre la domination blanche avait été sporadique et géographiquement limitée : des rébellions localisées tenues par des esclaves ayant pris les armes et dont la plupart étaient de nature défensive, elle répondant directement à des agressions particulières de la domination blanche. C'est avec les émeutes de Harlem en 1935 et 1943 que les Afro-Américains ont commencé à prendre l'initiative dans des conflits violents qui se sont ensuite développés, au cours des deux décennies suivantes, dans le contexte de changements sociétaux majeurs, ayant créé des conditions propices à une rébellion plus ouverte, plus large. L'exode urbaines des populations blanches vers les périphéries des villes, le retrait aussi des Noirs de la classe moyenne, en réaction à l'arrivée en masse de ruraux très pauvres dans les centres urbains ont provoqué un déclin économique et structurel des hyper-centres exacerbant la colère des minorités laissées pour compte.

Les émeutes les plus intenses de cette période ont eu lieu lors de quatre étés-clés marqués par une escalade des tensions raciales et une violence urbaine généralisée :

 

Été 1964 : Début des émeutes à Harlem (New York), déclenchées par la mort d'un jeune Afro-Américain, entraînant six jours de violences dans la ville.

Été 1965 : Les émeutes de Watts à Los Angeles éclatent après une altercation entre un automobiliste noir et la police, provoquant six jours de troubles massifs, avec d'importantes destructions et des dizaines de morts.

Été 1967 : Un "long et chaud été" marqué par 159 émeutes à travers les États-Unis, dont les plus violentes à Détroit et Newark, avec des affrontements violents, des destructions importantes et de nombreuses victimes.

Été 1968 : Après l'assassinat de Martin Luther King Jr., une vague de colère éclate dans plus de 100 villes américaines, avec des émeutes généralisées, des incendies et des pillages.

La première de la série : Harlem, juillet 1964

À New York, dans le quartier de Harlem, une grande agitation suit l’assassinat d’un petit de 15 ans par un policier. Le flic est blanc. Il était pas en service. Le gosse était noir, il avait un couteau à ce qu'on dit. C'est du lourd, la mort d'un p'tit. Il y a des réactions, une émotion, des protestations, de la colère. Mais à Harlem, sans être ordinaire ce genre de monstruosité n'a rien d'extraordinaire. Aussi bien, ça aurait pu "passer", rester calme, ou pas rester du tout. Se dissoudre, ça aurait pu se dissoudre. Presque tous les drames ici, ça fait ça : ça se dissout dans le bain de silence acide où le ghetto jette ses peines perdues. Juste, ça vient alourdir le collier de souffrances muettes que l'Amérique colle aux Afro-américains depuis qu'ils sont américains et que l'Amérique est l'Amérique, voilà. Quand y'a trop de souffrances tout le temps, plus aucune n'a la place pour s'accrocher à l'échelle du temps. C'est le pays de la quantité, l'Amérique, et les souffrances noires américaines, y'en a trop. Ça marche par troupeaux gigantesques, pas de début pas de fin : ça te pousse la masse des drames déjà là et c'est poussé par la masse de ceux qui viennent derrière. Les souffrances noires américaines, elles ont pas le temps, elles ont pas une seconde à elles. Aucune. Ça peut être des grandes, des lourdes, des légères, banales, des immondes, des collectives, individuelles, physiques, mentales, c'est pas les mêmes mais c'est tout pareil. C'est le phénomène troupeau, faut qu'ça enchaîne et ça enchaîne. Des paquets et des paquets de souffrances-vaches qui se bousculent sans arrêt dans le temps sur les pentes raides de l'oubli. Et ça y va droit autant que ça dégeule sur les bords, ça dévisse. Ça s'piétine aussi bien, les unes sur les autres, quand celles d'après viennent par-dessus celles qui viennent juste d'arriver, au point des fois qu'elles passent avant… un vrai merdier. Mais tout ça dégringole en contrebas de l'Histoire, dans des gouffres de lassitude d'où rien ne ressort. Des trous de mémoire. Ènormes, certains ont le diamètre de 4 siècles.

Et parfois pourtant un malheur s'accroche et là, tout de suite ça commence à bouger. En ce cas, y a la police. Elle fait ça, la police : abattre, au sens figuré et au sens propre, ceux dont l'abattement n'est pas total. C'est son boulot. Réprimer toute rébellion à la souffrance. C'est sa première mission et le fonds de son imaginaire. C'est ce qui la fait police en son propre mythe. La répression des ghettos, des inner cities, des slums ; empêcher qu'ils s'expriment, qu'ils comptent, qu'ils dérangent, qu'on les entende. C'est plus qu'une consigne, c'est sa disposition. Violents, dangereux, incontrôlés, souvent corrompus et toujours corrupteurs, laids, sinistres, par nature hostiles aux Noirs, brutaux, régressifs… on peut leur faire confiance, aux Pigs, pour exténuer les pauvres et faire taire le nègre. Et ben des fois même ça, ça suffit pas. À Harlem, tout à coup, ce jour-là, en juillet 64, après la mort du p'tit au couteau, tout va de travers. Ce sont les circonstances, l'heure, la chaleur excessive… ou la nervosité d'un témoin qui a fait tâche d'huile, ou alors le caractère trempé d'un autre, un de ces vétérans de la dernière guerre en Europe - il y en a beaucoup — et, autour, on s'est senti obligé de le suivre, de respecter le sens à vif de la justice avec lequel ces gars sont revenus des massacres là-bas, ou simplement une bande de petits qui se sont échauffés parce que le flic assassin était seul et avait l'air mal assuré…

D'où qu'elle soit partie la colère a pris le bloc, la rue et le quartier, elle est montée au-dessus du couvercle et elle descend plus. Personne ne sait quoi faire. on peut plus rien. Elle se tient là, trois jours et quatre nuits. Des jours et des nuits bien remplis ; destruction de biens publics, pillage de la marchandise, affrontement aux Pigs, feu. Et c'est tout le monde. Par courtes bandes rapides, mobiles et réactives, c'est le quartier entier qui s'emploie à dire au capital ses quatre vérités. C'est joyeux, forcément, c'est de la colère avec des rires, ça fait envie ailleurs. La révolte déborde Manhattan, atteint Brooklyn et le ghetto de Bedford-Stuyvesant. Après quoi, elle semble s'éteindre mais reprend, enflammant encore quelques villes proches, comme Rochester, dont le ghetto entier explose à la première occasion et même sans attendre une occasion qui tienne — on est si pressés d'en découdre ! : deux policiers blancs osent arrêter la voiture de deux jeunes Noirs trop saouls pour conduire et c'est le feu. Passent ainsi dix jours complets de guérilla et de révolte. Puis, comme à chaque fois que dans le monde une émeute s'est éteinte avant d'avoir franchi le seuil magique, sans parvenir tout à fait à l'état de grâce révolutionnaire, on la recouvre rapidement de chiffres comme on étouffe la braise sous du sable, pour éviter qu'un feu ne reprenne.

Une émeute à peine éteinte, un régime autocratique aura tendance à vouloir montrer ce qu'il en coûte de se révolter, une démocratie libérale, elle, telle qu'elle est organisée autour de la marchandise s'emploiera plutôt à établir et faire savoir ce que la révolte aura coûté. L'intention est la même pour les deux systèmes : montrer qu'ils restent dans la maîtrise de leurs moyens respectifs et que toute rébellion est vaine. Pour la démocratie financière, le plus urgent est l'énumération des dégâts causés et le chiffrage argent de la réparation nécessaire, qui servent à évaluer et fixer l'intensité du reproche fait aux émeutiers. Le devis de réparation est l'échelle de Richter de l'émeute urbaine en milieu capitaliste. La quantité des marchandises saccagées est la quantité dramatique de l'émeute. Ce qui a alimenté le feu de joie des rebelles devient budget tragique pour la nation.
À côté de cela, à côté d'une présentation théâtralisée des devis de reconstruction des supermarchés et des gymnases, il est un coût additionnel à l'émeute que le régime d'hyper-épicier qu'étaient déjà les États Unis à cette époque (et que deviendront à leur suite toutes les puissances occidentales) passe pourtant volontiers sous silence — quitte à en exagérer d'autres pour faire bon compte — c'est le coût de la répression individuelles des émeutiers et du prolongement parfois sans fin de cette répression dans le temps. Les frais d'enquête policière, les frais de justice, les frais de prison, les frais d'écrasement de milliers de destinées individuelles dans la brutalité des punitions… prix de revient de l'esprit de vengeance faisant loi, ne seront pas connus…

Les émeutes de l'été 64 aux États Unis coûtent sept funérailles, huit cents hospitalisations, quarante huit indemnisations de policiers — pour les accidents du travail -, des millions de dollars de dégât matériel direct et de manque à gagner. À quoi ne sera jamais publiquement ajouté le coût de la répression durable, qui est massive : plus de mille personnes ont été arrêtées. Combien coûtera de les maintenir ou de les surveiller ? Combien aura coûté de les juger ? de les emprisonner pour longtemps ? Car ces personnes sont d'emblée promises à un temps d'emprisonnement long, un temps suffisamment déraisonnable pour être effrayant, la "justice exemplaire". Et combien coûtera que nombres des rebelles jetés en prison y resteront pour un temps bien  supérieurs à celui donné en sentence ?
Comment comprendre qu'une société si passionnée des questions économiques, et généralement si peu disposée à la collectivisation des moyens — l'impôt — ne dise jamais rien du prix du système judiciaire et carcérale, ne tienne publiquement aucun compte de ce qui représente une dépense publique colossale : l'emprisonnement à long terme et en particulier celui des Noirs, champions toutes communautés de la durée d'incarcération (les Afro-américains représentent la moitié des prisonniers dans le pays) ? À ces questions, les intellectuels Noirs, notamment Angela Davis (1), répondent par la conviction que l'économie carcérale aux États Unis, loin d'être une charge pour la nation, serait peu à peu devenue une puissance financière de tout premier plan. L'emprisonnement serait un outil de production alternatif à l'interdiction de l'esclavage. Attendu que deux millions de personnes se trouvent enfermées dans les prisons américaines — record mondial absolu — la théorie de Mme Davis mérite sans doute qu'on la considère avec attention.

En attendant, en 1964, première des quatre années de grandes révoltes des ghettos noirs dont la répression ira croissante, alors que l'étudiante en philosophie Angela Davis suit les cours d'Herbert Marcuse et tandis que le Black Panther Party n'est pas encore né, les émeutiers des ghettos vont être absorbés dans ce trou noir de la démocratie qu'est la prison. Condamnés en mois et en années d'incarcération, plusieurs vont rester enfermés pour des décennies et certains n'en sortiront pas vivants. C'est alors le sort des détenus Noirs : pour eux, l'écart entre les condamnations décidées dans les tribunaux et les longueurs d'enfermement qui s'ensuivent a beaucoup de chances d'être vertigineux, un arbitraire qui trouve son chemin de légalité dans l'usage des peines de type X years-to-life, très en vogue dans nombre d'États. Les choses se passent ainsi : les condamnés sont d'abord enfermés pour le temps prononcé en sentence — un an, deux ans, cinq ans… et à la fin de leur peine, si celle-ci leur a été assignée avec la mention To Life, une commission se réunit pour décider de qui a mérité ou non sa libération par une bonne conduite en prison. Si la libération ne devient possible qu'après exécution complète du temps prononcé, elle n'est pas pour autant rien d'automatique : la commission doit se rendre unanimement certaine que le détenu a travaillé lui-même à sa réhabilitation. Si elle estime que sa conduite n'a pas satisfait les critères, le libérable restera en cellule jusqu'à la commission suivante, qui se réunira un an plus tard. Celle-ci, à son tour, devra dire si son comportement au cours de l'année de prison supplémentaire a enfin offert des garanties quant à son "aptitude réelle à la liberté". Si l'avis est à nouveau défavorable, il fait une année de plus et ainsi de suite, sans limite prévue.
On peut bien imaginer qu'en une année de confrontation au racisme exacerbé qui structure la vie carcérale, un prisonnier noir ne manque pas d'occasions d'accumuler les gestes qui, une fois consignés sur son dossier d'incarcération, créeront la déception anniversaire d'une assemblée de vieux Blancs puritains qui, pour beaucoup, haïssent les Noirs et pour la plupart, en ont si peur que le seul doux visage de Sydney Poitier entraperçu à la télévision ou la voix inoffensive d'Harry Belafonte entendue de loin à la radio continuent de les faire blêmir (2). La surprise est quand un détenu noir sanctionné d'un Xyear-To-Life parvient à sortir. La chose est si rare qu'elle est à peu de chose près vue comme une évasion.

C'est notamment le cas de James Carr, ami de George Jackson, condamné par une sentence 5 Years to Life et qui fut si surpris d'être libéré après dix années de réclusion qu'il en écrit un livre afin de comprendre et d'expliquer comment il s'y était pris (3). Car, au-delà de la peur viscérale des blancs pour le Noir indocile en liberté, il faut considérer aussi que les critères auxquels la commission des peines se réfère pour juger des conduites carcérales sont fondés sur une morale de vie sociale extérieure à la prison ; celle de la vie normale, la vie réelle. Aucun compte n'est tenu des conditions de vie sociale en prison qui pourtant ne sont pas seulement particulières mais tout autres et devant lesquelles les réponses offertes par la morale en usage à l'extérieur sont aberrantes et mortifères.
Attendre que des détenus et particulièrement des détenus noirs confrontés au racisme immense des prisons, affrontent la vie carcérale dans le respect des règles de comportement de la vie courante est absurde. La prison, tout spécialement aux États Unis dans les années 60, est une expérience de violence absolue : elle ajoute à la terrible violence qu'est en soi l'enfermement, une violence structurale des relations entre prisonniers, des relations de prisonniers à gardiens et de gardiens à prisonniers.
Il est tout simplement impossible de vivre en prison — c'est-à-dire d'y survivre physiquement ou mentalement - sans connexion d'aucune sorte au faisceau d'agressions et de violences qui organise tous les liens. La connexion a minima, celle irréductible, celle sans laquelle il n'y a plus de vie possible, est l'auto-défense. Ne pas se défendre — ne pas défendre son honneur, son corps, ses petits gains et petits biens… -, c'est signer la cessation de son appartenance à l'humanité. Qu'un détenu se montre une fois ou deux incapable de relever un défi qui lui est lancé, un affront qui lui est fait, de réagir à une agression, de faire face à un quelconque danger et voilà que pour les uns, il n'est alors plus qu'un exutoire et pour les autres, une chiffe molle qui a mérité son sort et ne vaut pas qu'on se risque à intervenir en sa faveur ; spolié, violé, insulté à l'envi, très vite il n'est plus rien non plus à lui-même et se laisse abuser et mortifier jusqu'à l'anéantissement complet de son humanité. Mais ne pas pouvoir ou ne pas vouloir se défendre, c'est aussi et bien souvent signer son arrêt de mort biologique : en période de règlements de compte racistes dans les prisons, on ne vit pas longtemps sans avoir intégrer l'un des groupes raciaux qui y échangent des scores de sang versé par couleurs. Et intégrer un groupe, commence justement par une participation codée au carnage : le Blood In.
Pour être accepté comme membre du Brand (4) par exemple pour un Blanc, de La Eme (5) pour un Chicanos, ou plus tard de la BGF (6) pour les Noirs il faut tuer, blesser mortellement, ou au minimum estropier un prisonnier d'une autre communauté raciale. Les détenus les plus faibles et les plus isolés sont les premiers à mourir. On peut les égorger comme un simple mouton ou les saigner comme un cochon : ça braille, mais ça ne se rebiffe pas et les risques de représailles menées par les communautés raciales ennemies ne sont pas bien grands. Un lâche n'est jamais vengé.

Jusqu'en 1964, les prisonniers noirs ne se sont pas organisés dans des gangs, ne sont pas fédérés. Beaucoup d'entre eux ne sont pas violents et se trouvent quelque fois en prison pour la seule raison qu'ils étaient noirs, sans avoir jamais représenter une menace réelle quelconque. Jusqu'à ce que George Jackson les organise, les détenus noirs étaient seuls et devaient se défendre un par un de toutes les agressions, de l'injure raciale, du racket et de l'humiliation, jusqu'à l'assaut mortel. Ils étaient toujours les premiers à mourir.

L'obligation à l'auto-défense est la règle fondamentale des sociétés carcérales.Tout détenu est contraint de s'y tenir, de la première à la dernière minute de sa détention. Il ne peut pas choisir de ne pas se défendre, à moins d'avoir décidé de ne plus vivre. Mais, a-t-il le choix des formes pour sa défense, si, comme les Noirs alors, il n'est pas protégé par un groupe ? Et s'il est entendu que la responsabilité d'un individu n'est engagée que vis-à-vis des choix qu'il opère, quels sont ceux dont la commission des peines rend comptable un prisonnier ?
Le prisonnier peut-il par exemple s'abstenir d'user de la violence pour sa défense en fuyant les problèmes relationnels auxquels il est confronté ou alors en confiant la résolution à l'administration carcérale ? Certainement non. Quel que soit le conflit dans lequel il se trouve pris, un prisonnier ne peut pas solliciter la médiation de l'administration carcérale. S'il s'agit d'un conflit l'opposant à un gardien ou à des gardiens, cela va sans dire, mais cette médiation n'est pas davantage envisageable lors d'un conflit entre prisonniers. L'administration carcérale est l'ennemi commun à tous les prisonniers, en toutes circonstances, y compris celles qui les font s'opposer entre eux. Pour les prisonniers, l'administration carcérale est une autorité étrangère, extérieure au peuple des prisons, disposant sur eux et malgré eux d'un pouvoir total et l'exerçant sans jamais le justifier : les déplacements de détenus, les refus de libération sur parole, la mise en place incessante de nouveaux interdits… rien n'est jamais motivé. Pure oppression, l'administration carcérale est vécue en quelque sorte comme une puissance coloniale (7). Elle est l'ennemi intégral, ultime (8) et aucun détenu ne peut imaginer confier à cet ennemi-là, pire que tout et que tous les autres, le règlement d'un conflit avec un semblable, un autre prisonnier. Cela reviendrait à investir publiquement le rôle de traitre et de se placer en conflit mortel, non plus avec un prisonnier ou un groupe de prisonniers, mais avec l'ensemble de la société carcérale.
Le détenu n'a pas davantage le choix de suspendre un conflit avec un autre détenu en s'en éloignant, en mettant celui-ci physiquement à distance, comme on le fait le plus souvent dans la vie "normale" où l'on peut à cet effet s'isoler, s'abriter, se retirer. Dans l'espace déterminé par l'enceinte de carcérale il n'existe aucune subdivision non collective, tout éloignement du conflit est impossible. La prison ne comprend pas de refuge, aucun abri à soi, on ne peut jamais s'y soustraire entièrement à la présence des autres. Il y a bien l'isolement au cachot, et il n'est pas dur de s'y faire envoyer, mais arrive toujours le moment où l'on en ressort et le conflit suspendu reprend là où on l'avait laissé. Sans compter que choisir de commettre une faute méritant un temps de cachot pour s'y abriter fera que la prochaine commission reportera l'étude de votre mise en liberté sur la commission de l'année suivante.
Il n'y a qu'un seul et unique moyen de se défendre en prison : attaquer et représenter soi-même un danger physique pour ses semblables. Il faut être violent ; l'idéal étant même d'être reconnu parmi les plus violents, ceux que la société des détenus appelle "des fous" et auxquels elle se frotte le moins possible.
Se faire connaître par sa violence, rappeler régulièrement à l'ensemble de ses semblables à quel point on peut être dangereux, 01est une obligation de la d'une vie en milieu carcéral. Mais, aussitôt que vous employez la violence — ce qui revient à dire : aussitôt que vous voulez survivre — la commission des peines s'exaspère de votre obstination à ne pas vous comporter normalement.

On peut le résumer ainsi : en prison, le prisonnier ne s'en sort que s'il est violent, mais tant qu'il est violent, il n'est pas question qu'il en sorte (9).

Nombre de détenus enfermés pour des délits mineurs, des dossiers presque vides et des temps de peine annoncés plutôt brefs, ont de cette manière passé la plus grande partie de leur vie en prison ou n'en sont même jamais revenus, comme George Jackson, le magnifique auteur de Soledad Brother, ayant écopé d'une peine one Year to Life en 1960 à l'âge de dix-huit ans, pour complicité d'un vol de 70 $ dans une station service, et mort le 21 août 1971, abattu depuis les tourelles d'enceintes lors d'une tentative d'évasion, selon la version officielle que beaucoup contestent, de la prison de Soledad où il attendait depuis onze ans la fin d'une peine d'un an.

Mais revenons sur la côte Est, en 1964. Revenons au coût chiffré des émeutes que le pouvoir et les medias présentent dramatiquement à l'opinion américaine tout juste après que soit étouffée la révolte des ghettos contre le racisme et les inégalités. Les adolescents ont constitué les premiers rangs d'émeutiers, sans surprise. Quelle sera le prix de la répression des mineurs qui va suivre ? Il n'est pas dur de prévoir qu'elle sera lourde, mais la presse ne l'évoque pas et son coût faramineux ne semble pas compter. La répression de la jeunesse des ghettos est telle que l'immense majorité des mineurs et jeunes adultes qu'elle concerne vont glisser vers le pire, seront précipités dans les excès et les déviances que leur condition sociale déjà leur faisait risquer de près : la répression des mineurs est sans doute ce qui prépare les carrières criminelles les plus longues et les plus acharnées.
La Justice ne l'ignore pas et les juges traitant des dossiers de mineurs arrêtés en masse lors des émeutes se disent d'emblée disposés à éviter les camps et les maisons de redressement à tous ceux des enfants et adolescents dont la situation familiale serait stable… Des émeutiers mineurs avec une situation familiale stable ? dans les ghettos ? Tous les mineurs finalement iront en rééducation se forger une haine terminale de la société.

Car le prix de la remise en ordre, du remboursement, de la répression suivant une émeute, s'il est certainement très élevé, n'est pas le prix de l'émeute, mais celui de son étouffement. L'émeute, elle, est gratuite. Et si rien ne l'empêche, quand elle bondit, d'accomplir son destin, qui est de gagner la plupart des esprits et tout l'espace, elle restera alors pour très longtemps une excellente affaire.
Qui se soucie, en effet, de savoir si la Prise de la Bastille n'a pas été trop chère ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1 Angela Davis, Abolition Democracy: Beyond Prisons, Torture and Empire, 2005.

2 Sur la peur profonde des Blancs face aux Noirs, voir Tom Wolfe, Radical Chic & Mau-Mauing the Flak Catchers ; 1970

3 James Carr, Bad, Herman Graf Associates, édition posthume en 1975

4 The Aryan Brotherhood, gang de prison blanc formé en 1964 par des Irish Bikers de la prison de St Quentin

5 Mexican Mafia, fondé en 1957 par un certain Luis "Huero Buff" Flores

6 The Black Guerilla Family, premier gang de prison noir, fut fondé par George Jakson en 1966 à la prison de St Quentin dans le but de s'opposer aux gangs chicanos et blancs et d'interrompre le massacre des prisonniers noirs dans des attaques racistes, LA BGF fut aussi le premier gang politisé de l'histoire américaine. Il contribua à contenir la vague de violence raciale qui fit des ravages particulièrement grands dans les prisons jusqu'à dans les dernières années Soixante (67-68)

7 C'est ce qui rend les prisonniers noirs de cette époque si sensibles aux théories de Franz Fanon qu'ils seront les premiers à promouvoir aux États Unis. Franz Fanon, Les damnés de la terre, 1961

8 Voir Ghana: The Autobiography of Kwame Nkrumah, International Publishers ; 1971

9 Sur ce sujet voir James Carr ; op. cit