Compendium

La décolonisation

>> [ Jean-Michel Bruyère ]

Les indépendances #1

ENTRETIEN AVEC SELOUA LUSTE BOULBINA - Le Monde Afrique

[TEXTE, PICS] [6 minutes]

"Il n’y a pas d’échec des indépendances…"


Seloua Luste Boulbina

Propos recueillis par Chantal Cabé
Article tiré du hors-série L’Atlas des Afriques, réalisé par les rédactions de La Vie et du Monde Afrique.

« Il n’y a pas d’échec des indépendances : elles sont une victoire des colonisés sur les colonisateurs ». Bien que le processus de décolonisation ne soit toujours pas achevé soixante ans après. La philosophe Seloua Luste Boulbina décrypte ce que fut cet « événement historique ».

 

Le 8 mars 1961 à l’Elysée, à Paris, entourant le président français Charles de Gaulle : le président du Parlement ivoirien Philippe Yace, puis les présidents du Niger, Hamani Diori ; de la Haute-Volta (futur Burkina) Maurice Yameogo ; de la Côte d’Ivoire Félix Houphouët-Boigny ; et du Dahomey (futur Bénin) Hubert Maga.
Le 8 mars 1961 à l’Elysée, à Paris, entourant le président français Charles de Gaulle : le président du Parlement ivoirien Philippe Yace, puis les présidents du Niger, Hamani Diori ; de la Haute-Volta (futur Burkina) Maurice Yameogo ; de la Côte d’Ivoire Félix Houphouët-Boigny ; et du Dahomey (futur Bénin) Hubert Maga.

Seloua Luste Boulbina est une philosophe algéro-française. Elle travaille sur les questions coloniales et postcoloniales dans leurs aspects politiques, intellectuels et artistiques. Elle a été attachée scientifique pour la recherche à l’Institut Pierre-Mendès-France (1989-1992), maîtresse de conférences à Sciences-Po Paris (1990-2005), directrice de programme au Collège international de philosophie (2010-2016), à Paris.

Seloua Luste Boulbina : Distinguer l'indépendance de la décolonisation -  Fondation de l'Innovation pour la démocratie

Elle a notamment publié L’Afrique et ses fantômes. Ecrire l’après (Présence africaine, 2015) et Les Miroirs vagabonds ou la Décolonisation des savoirs (Les Presses du réel, 2018). Le Singe de Kafka et autres propos sur la colonie (2008) a été réédité en 2020 aux Presses du réel.

Que signifie pour vous le terme de « décolonisation » ?

Seloua Luste Boulbina  : La décolonisation, généralement confondue avec la lutte pour les indépendances, est censée se terminer avec elles. Certaines indépendances ont été sanglantes comme en Algérie, au Cameroun ou en Angola par exemple, mais la tutelle coloniale en Afrique s’est parfois transformée et maintenue, comme c’est le cas avec la Françafrique.

La sortie de la colonie va donc bien au-delà de la date des indépendances. L’hégémonie conservée des anciennes métropoles coloniales rend cette indépendance difficile. Dès lors, la décolonisation n’est pas une « période historique », elle ne se réduit pas à la souveraineté, c’est-à-dire à l’indépendance politique formelle. Elle inclut aussi l’indépendance économique, sociale et culturelle.

Comment s’est manifesté l’enthousiasme démocratique du temps des indépendances ?

Il y a bien eu un enthousiasme lors des indépendances, d’autant plus important qu’il a été continental. Je ne suis pas sûre qu’on puisse le qualifier de « démocratique ». Nous savons bien que ce sont des régimes autoritaires qui se sont établis aux lendemains des indépendances. C’est notamment la conséquence de l’empêchement de toute pratique démocratique à l’intérieur des colonies. La colonie est le règne de l’autoritarisme, de la confusion du militaire et du civil, de l’absence de droits des colonisés. L’indépendance se fonde sur la notion d’Etat-nation – non d’Etat de droit, ni de démocratie comme modèle de gouvernement possible – à l’intérieur des anciennes frontières coloniales. La concentration du pouvoir est apparue aux dirigeants comme un gage d’efficacité politique et une nécessité. La concussion [la corruption pratiquée par un fonctionnaire] s’est généralisée par confusion des sphères de la vie économique, sociale et politique.

A l’enthousiasme des indépendances a succédé le temps des désillusions. Quelles sont-elles ?

De façon générale, les colonies sont des bombes à retardement, car elles ne sont pas conçues pour le présent ou l’avenir du colonisé, dont la seule fonction est d’exécution. Elles n’ont été conçues que pour le seul intérêt, présent et futur, du colonisateur, le seul à jouir du privilège de la conception et de la décision. A Etat unique, parti unique. Après l’indépendance, toute opposition politique est éliminée, en particulier avec le soutien ou l’intervention des anciennes puissances coloniales. Les opposants aux régimes en place sont traités comme des ennemis de l’indépendance. Le schéma autoritaire est ici clairement hérité des pratiques et schémas coloniaux. En outre, hormis dans la frange nord de l’Afrique, où domine l’arabe, la population ne connaît ou du moins ne maîtrise pas la langue de l’Etat (français, anglais, portugais), non plus surtout que son langage, si ce n’est celui de la violence. Dans les anciennes colonies anglaises soumises au régime de l’indirect rule [l’exercice du pouvoir par délégation], les différences culturelles sont cristallisées, les « chefs par décret » (warrant chiefs), privilégiés, les différences entre islam et christianisme, creusées. Tel est l’héritage colonial.

Françafrique, plans d’ajustement structurel imposés par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale dans les années 1980… Quelles formes de dépendance sont encore maintenues ?

« L’Afrique peut-elle revendiquer sa place dans le XXIe siècle ? » Tel est le titre d’un rapport de la Banque mondiale en 2000. A l’entrée du XXIe siècle, d’éminents experts continuent à penser et à s’exprimer de façon coloniale. Tout se passe comme si, après des décennies d’exploitation sans vergogne, aujourd’hui poursuivie autrement, les Africains devaient être riches, bien portants, conformes aux standards occidentaux, respectueux des prescriptions des médecins financiers qui hiérarchisent les dépenses et les activités humaines. Les politiques d’ajustement structurel du FMI ne sont que la formulation néolibérale d’une façon de concevoir – prétendument rationnelle – une économie (capitaliste) et une société (totalement individualisante) appliquée mécaniquement à des pays endettés. La « thérapie de choc » s’est révélée un poison. Economie de la misère, misère de l’économie.

Pour les peuples d’Afrique, quels sont aujourd’hui les acquis incontestables des indépendances ?

Les acquis des indépendances sont solides. Malgré leur corruption, malgré leur économie de rente, malgré leur structure inégalitaire, ces pays africains qui, dès leur souveraineté acquise, ont été considérés comme « sous-développés », se sont urbanisés et développés par eux-mêmes. Ils ont pu opter pour de nouvelles alliances. Leurs relations avec des acteurs économiques non occidentaux, comme les Chinois, en témoignent. La croissance moyenne du continent était de 3,5 % en 2019. Reste que les femmes africaines, soumises auparavant et à la norme européenne de l’épouse fidèle et obéissante et au canon répressif de la tradition locale, jouissent moins qu’ailleurs de leurs droits fondamentaux. Au Kenya, par exemple, seuls 5 % des titres de propriété foncière sont conjointement détenus par des femmes et des hommes, et seulement 1 % le sont par des femmes seules. C’est inadmissible.

Quelles sont les responsabilités des dirigeants africains dans les échecs des indépendances ?

Il n’y a pas d’échec des indépendances. Elles sont un événement historique, une victoire éclatante des colonisés sur les colonisateurs. Il n’y a que du côté post-impérial, en France par exemple, que l’on peut envisager les choses sous cet angle. Il laisse entendre qu’en gagnant l’indépendance, les colonisés auraient finalement perdu. Mais qu’auraient-ils perdu exactement ? La richesse ? Ils n’en possédaient pas. La santé ? Ils n’en jouissaient pas. L’éducation ? Ils n’en recevaient pas. Il faut au moins jeter un œil sur le taux d’alphabétisation, qui, même s’il est très inégalement réparti à l’intérieur du continent, a énormément augmenté depuis les indépendances.


Existe-t-il toujours un traumatisme colonial africain ?

Le premier génocide du XXe siècle, celui des Hereros et des Namas (1904-1908) dans l’actuelle Namibie, peut-il laisser moins de traces que celui des Arméniens ou des juifs d’Europe ? Il n’y a pas un « traumatisme colonial africain », mais les anciens colonisés et leurs descendants peuvent souffrir d’un trauma. Car la colonie fonctionne toujours à la souffrance physique et psychique du colonisé, qui est en danger de mort. Souffrir d’une situation de domination, d’une oppression de masse, n’est donc pas, pour un individu donné, sans conséquences. Si un Algérien cherche aujourd’hui la trace de son grand-père, que croyez-vous qu’il risque de trouver ? Un ancêtre mort de faim en Guyane, où il a été déporté au bagne, et dont le corps a été enfoui dans une fosse commune. Anonymement.

Vous affirmez que la littérature et les arts jouent un rôle primordial pour sortir de ces traumatismes. Comment et pourquoi ?

La littérature et les arts, en tant que libres expressions de la subjectivité, participent à la décolonisation des savoirs et de l’expression symbolique. Ils sont moins censurés que les savoirs académiques, ne sont pas soumis aux mêmes contraintes que les discours politiques, et ne sont pas astreints à des objectifs préalables. Ils révèlent des événements discrets ou secrets, livrent des microrécits, façonnent des portraits. A cet égard, ils opèrent sur et dans la société comme de véritables « pharmacies ».