Compendium

La décolonisation

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Les indépendances #2

LES LUTTES POUR L'ÉGALITÉ - Le Monde Afrique

[ TEXTE, PICS // 04 minutes ]

Les luttes pour l’égalité qui ont précédé les indépendances


Jean-Pierre Peyroulou

15 juillet 2020
Article tiré du hors-série L’Atlas des Afriques, réalisé par les rédactions de La Vie et du Monde Afrique.

« La décolonisation de l’Afrique française apparaît souvent comme un faux-semblant, par opposition à ce qui s’est passé en Indochine et en Algérie. Dans les régions subsahariennes, l’indépendance semble en effet constituer une nouvelle étape de la mise en dépendance de l’Afrique occidentale française (AOF), de l’Afrique équatoriale française (AEF) et de Madagascar par l’ancienne métropole, si bien que l’on désigne par les termes de « néocolonialisme » et de « Françafrique » leurs relations après 1960. ».

 

A l’Elysée, le 17 janvier 1961, le premier président ivoirien Félix Houphouët-Boigny est reçu par le président français Charles de Gaulle et Jacques Foccart, secrétaire général de l’Elysée aux affaires africaines et malgaches jusqu’en 1974.
A l’Elysée, le 17 janvier 1961, le premier président ivoirien Félix Houphouët-Boigny est reçu par le président français Charles de Gaulle et Jacques Foccart, secrétaire général de l’Elysée aux affaires africaines et malgaches jusqu’en 1974. AFP

 

 

Jean-Pierre Peyroulou est professeur agrégé et docteur en histoire, membre du comité de rédaction d’Esprit. Il a codirigé une Histoire de l’Algérie à la période coloniale 1830-1962 (La Découverte/Barzakh, 2012).

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Il a notamment publié Atlas des décolonisations (Autrement, 2014) et Histoire de l’Algérie depuis 1988 (La Découverte, coll. Repères, 2020).

Il ne faut pas sous-estimer l’importance de l’expérience des luttes des Africains pour l’égalité et la citoyenneté entre 1945 et 1960. A la différence de l’Algérie et du Vietnam, ce sont en effet ces questions, plus que celle de l’indépendance politique, qui les mobilisent alors. La France le comprend d’ailleurs assez bien à la fin de la seconde guerre mondiale.

Sur la lancée de la conférence de Brazzaville de 1944, organisée par le Comité français de libération nationale (CFLN) sur le thème de l’avenir de l’empire colonial, elle essaie de passer d’une logique prédatrice des richesses et des hommes à une logique de développement. Elle crée en 1946 l’Union française, dans laquelle sont incorporées l’AOF, l’AEF et Madagascar.

« La Corrèze avant le Zambèze »


La part des territoires d’outre-mer dans le budget de la France passe de 5,1 % en 1949 à 9 % en 1952. L’Etat investit massivement en AOF et en AEF pour construire ponts, routes, écoles, hôpitaux… Les dépenses d’enseignement triplent. Le taux de scolarisation en AOF passe de 2,9 % en 1946 à 9,7 % en 1957. Le salaire de l’ouvrier est multiplié par 2,5 à Dakar et par 4 à Abidjan en dix ans. Des services publics de base se constituent. Un petit Etat-providence se crée pour la poignée de salariés africains.

Mais les besoins et les attentes des 60 millions d’habitants de l’Afrique française sont immenses, et le « développementisme » colonial est critiqué en France pour son coût – « la Corrèze avant le Zambèze » – sans pour autant sortir de la pauvreté ces territoires et ces populations. L’Union française avait-elle seulement pour but de prolonger la colonisation à un moment où les peuples aspiraient à la citoyenneté, à l’égalité et à l’indépendance ?

Certes, l’égalité politique et sociale n’existe pas, et la France réprime terriblement l’insurrection malgache de 1947. Toutefois, ayant contribué à la victoire de 1945, les Africains obtiennent la citoyenneté à travers le droit de vote aux élections législatives, sans qu’il ait cependant la même capacité politique que celui des Français. Seuls peuvent voter les notables « évolués », les titulaires de décorations, fonctionnaires, militaires, commerçants, planteurs, chefs… En 1946, ils élisent pour la première fois des députés à l’Assemblée nationale, comme les Sénégalais Lamine Gueye et Léopold Sédar Senghor ou l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny – ce dernier est ministre d’Etat dans quatre gouvernements successifs –, ce qui fait émerger une élite africaine à laquelle la France transmet le pouvoir progressivement.

Toujours en 1946, le député Lamine Gueye obtient la reconnaissance de l’égalité en droit des Français et des Africains. Des partis africains, comme le Rassemblement démocratique africain (RDA), sont créés. Le RDA obtient l’abolition du travail forcé. La CGT impulse le syndicalisme en Afrique française. En 1947-1948, la grève des chemins de fer africains mobilise 20 000 cheminots qui revendiquent l’égalité sociale avec les Français pour tous les salariés de l’AOF. Progressivement, les syndicats africains se détachent de la CGT. En 1957 est constituée l’Union générale des travailleurs d’Afrique noire (Ugtan) dirigée par le Guinéen Sékou Touré et forte de 150 000 syndiqués, soit un tiers des salariés de l’AOF.

C’est à partir de 1956, c’est-à-dire au moment de l’indépendance de la Tunisie et du Maroc et de l’intensification de la guerre d’Algérie, que la question de l’indépendance l’emporte sur celle de l’égalité, par réalisme politique des dirigeants français sur cette question et par volonté des dirigeants africains d’accéder au pouvoir. Les ministres Félix Houphouët-Boigny et Gaston Defferre établissent l’autonomie interne des territoires africains par la loi-cadre de 1956. En 1958, de Gaulle crée une Communauté française qui attribue l’autonomie interne aux nouveaux Etats africains, tandis que la France contrôle leur politique étrangère et de défense.

Assentiment des leaders africains


Le principe de l’association avec la France a l’assentiment des leaders africains, à l’exception du Guinéen Sékou Touré. Quant au Sénégalais Léopold Sédar Senghor, il est favorable à une fédération africaine. Cet Etat fédéral panafricain a existé de façon limitée au Sénégal et au Soudan français (l’actuel Mali), qui forment un temps bref la fédération du Mali (1959-1960). C’est donc l’indépendance dans le cadre des frontières coloniales qui l’emporte en 1960.

Le Cameroun fait exception à ce schéma. De 1955 à 1960, une guerre oppose la France et les partis camerounais auxquels elle entend confier le pays à l’Union des populations du Cameroun (UPC) qui forme des maquis et refuse de jouer le jeu de l’indépendance dans la continuité. L’armée française et les milices camerounaises mènent une implacable guerre antisubversive. Ce conflit largement oublié fait entre 61 000 et 73 000 morts. Les deux chefs de l’UPC, Ruben Um Nyobe et Félix Moumié, sont tués. La France transmet le Cameroun à ses protégés.

Si elle perd en droit de vastes territoires, la France est la grande gagnante de cette décolonisation. Elle s’épargne la poursuite d’immenses efforts pour répondre aux désirs d’égalité et de citoyenneté des Africains et garde toute son influence politique, économique et monétaire dans ces nouveaux Etats trop faibles pour pouvoir se passer d’elle. Aussi sont-ils longtemps ses vassaux, défendant, bon gré, mal gré, ses intérêts. Mais les questions de l’égalité, de la citoyenneté et de la dignité que les Africains ont posées au cours des années 1944-1960 restent au cœur des sociétés africaines actuelles et déterminent leur avenir.