Compendium

Luttes afro-américaines

>> ( Section  )
>> [   ]

Black Panther Party # 4

HUEY P. NEWTON - Entretien avec le journal de l'ANC / 1970

[ TEXTE // 08 minutes ]

Pour un monde socialiste - Huey P. Newton - Black Panther Party

21 janvier 1970
Publié par Sechaba, journale de l'ANC 
Traduction 2017 : Ballast, dans le cadre d'une Semaine « Résistances afro-américaines »

 

 

 

Le 16 janvier 1970, Sechaba, le journal de l’ANC, publie un entretien avec le cofondateur du Black Panther Party, Huey Percy Newton. Martin Luther King a été assassiné il y a deux ans, le Che trois, Malcolm X cinq ; Mandela est quant à lui en prison depuis huit ans.
Le Black Panther Party, créé en 1966, aspire à « la fin de la spoliation de la communauté noire par les capitalistes » et structure un important réseau antiraciste de cliniques gratuites, de distribution de vêtements et de nourriture, de cours d’autodéfense et d’économie — tout en luttant contre l’alcoolisme et les trafics de drogue. Si certaines de leurs options idéologiques sont à questionner*, leur aspiration à une alliance entre les révolutionnaires noirs et « les groupes de libération gay et de libération des femmes », leur exigence socialiste, internationaliste et matérialiste ainsi que leur souci d’une organisation au quotidien constituent autant de précieux legs. Cet échange n’avait pas encore été traduit en français.

 

* Très tôt, parmi les activitistes des années 70 des voix se sont élevées pour regretter certains défauts majeurs du BPP : la structuration essentiellement autoritaire, hiérarchique des Panthers, le culte de la personnalité mis en place autour de Newton, le virilisme et le sexisme trop souvent déployés. Daniel Guérin, auteur de De l’Oncle Tom aux Panthères, paru en 1973, notait que pour partie ces critiques étaient partagées par les cadres des Panthers eux-mêmes.

Monsieur Newton, je vous souhaite une bonne sortie de prison et vous remercie de nous avoir accordé cette interview. Nous aimerions d’abord que vous nous précisiez quelles sont les relations entre le Black Panther Party et le mouvement Black Power.

Le Black Panther Party est né du mouvement Black Power, mais le Parti a transformé l’idéologie Black Power en une idéologie socialiste, marxiste-léniniste. Le Black Power a tendance à avoir une orientation capitaliste, à l’instar du programme de Marcus Garvey et du type d’organisation que dirige Elijah Muhammad [Nation of Islam, ndlr]. Le parti des Black Panthers estime que même la bourgeoisie noire n’est pas en mesure de rivaliser avec l’impérialisme, dont le foyer est ici, en Amérique du Nord. Les États-Unis sont le foyer de la bourgeoisie : ce pays n’est plus une nation mais un empire, qui contrôle le monde entier par l’économie et la force — la puissance militaire. Le parti des Black Panthers a transformé ce mouvement en un mouvement socialiste ; nous ne sommes plus des nationalistes comme l’était le Black Power, mais des internationalistes.

« Nous estimons que les impérialistes ne deviendront pas bouddhistes du jour au lendemain ; ils ne déposeront pas leurs couteaux de boucher. »

La bourgeoisie américaine a une portée internationale parce qu’elle exploite la planète : elle contrôle la richesse du monde ; elle a volé et usurpé la richesse des peuples, y compris la colonie noire, ici, en Amérique, qui a été arrachée à l’Afrique. Nous estimons que la seule façon de combattre un ennemi international passe par une stratégie internationale d’unité de tous les peuples exploités, qui renversera la bourgeoisie internationale pour la remplacer par la dictature du prolétariat : à savoir les travailleurs du monde entier. Nous pensons également qu’une fois l’impérialisme détruit, la nation ne sera plus nécessaire car l’État dépérira. Le monde entier appartiendra alors au peuple, et les anciennes frontières nationales n’existeront plus. Nous pensons que le mouvement en est arrivé au stade où la dialectique est sur le point de réaliser l’objectif ultime du socialisme, de l’idéologie sociale : le communisme et l’absence d’État.

Pouvez-vous nous parler un peu du programme d’action envisagé dans l’immédiat pour le Parti et pour vous-même ?

Notre programme est la lutte armée. Nous avons noué des liens avec ceux qui, armés, se lèvent dans le monde entier, car nous pensons que c’est seulement par le pouvoir des armes que la bourgeoisie sera détruite et le monde transformé. Nous estimons que les impérialistes ne deviendront pas bouddhistes du jour au lendemain ; ils ne déposeront pas leurs couteaux de boucher. Par conséquent, le peuple va devoir faire appel à certaines mesures pour rétablir la paix dans le monde, maîtriser les fous qui courent de par le monde et oppriment partout les gens. L’ennemi numéro un est la sphère dirigeante des États-Unis d’Amérique. Pour nous, les États-Unis sont la « ville » du monde et tous les autres pays la « campagne ». À mesure qu’un pays devient libre, tous les autres sont renforcés, parce qu’un territoire libéré aura déjà établi son assise : nous serons alors dans une meilleure position stratégique pour lutter ; une nouvelle étape sera franchie dans l’arrêt du flux de matières premières dont l’impérialisme a besoin pour alimenter ses usines, ici, chez lui.
 

[Sans titre, 1979 | Leon Levinstein | Howard Greenberg Gallery, New York | MBAC]

Nous étranglerons lentement l’impérialisme en libérant un pays après l’autre. Nous soutenons donc nos frères et sœurs d’Afrique du Sud et du Nord, d’Asie et d’Amérique latine, qui luttent contre le capitalisme et l’impérialisme pour des objectifs socialistes. Nous soutenons toutes les luttes menées pour la liberté, comme nous soutenons nos frères et sœurs européens qui luttent pour renverser la bourgeoisie dans leur pays. Bien que nous ne soyons pas nationalistes, nous appuyons les guerres nationales d’indépendance car elles représentent là aussi une étape pour couper l’herbe sous le pied de la bourgeoisie internationale, dont l’ancrage est ici, aux État-Unis. Nous estimons que chaque pays a le droit d’être nationaliste jusqu’à un certain point, à condition d’être aussi internationaliste. Nous pensons que les Noirs en Amérique ont le devoir moral de revendiquer la nationalité afro-américaine, parce que nous sommes un peuple colonisé — même si l’Histoire ne nous le permettra pas. Il nous faut parvenir au stade final du développement socialiste pour débarrasser le monde de la menace impérialiste — menace capitaliste et belliciste. Une fois l’Amérique détruite, la nation ne sera plus d’aucune nécessité. Les nations n’auront plus besoin de se défendre contre l’impérialisme : les États-Unis sont le pays impérialiste le plus puissant du monde, et les autres pays impérialistes dépendent de leur soutien. Au stade où nous en sommes, l’impérialisme sévit toujours. Partant, tous les pays, quels qu’ils soient, ont droit à revendiquer une nationalité ou à être nationalistes, à condition d’être internationalistes — s’ils sont seulement nationalistes, ils sont chauvins. En étant à la fois nationalistes et internationalistes, ils prennent conscience de la nécessité de libérer leur territoire, mais aussi qu’ils ont des intérêts communs avec tous les pays qui luttent contre l’impérialisme. Tout en respectant et en étant solidaires de votre combat pour la nation et pour l’indépendance, tout en combattant à vos côtés, nous estimons qu’il faut éliminer toute nécessité pour un pays d’être en premier lieu une nation. Voilà en quoi consiste l’idée de faire du monde un lieu où les frontières entre les pays ne seront plus nécessaires.

La direction du Black Panther Party a été en butte à de violentes attaques au cours de l’année écoulée. Quels en ont été les effets sur le Parti ?

« Il nous faut parvenir au stade final du développement socialiste pour débarrasser le monde de la menace impérialiste — menace capitaliste et belliciste. »

La répression engendre la résistance. Nous estimons, du fait que nous sommes attaqués — et ces attaques sont extrêmement vicieuses —, que nous devons toucher un endroit sensible. Nous inquiétons les fascistes et ils se déchaînent, précisément parce que nous les mettons en péril. Nous représentons une menace pour leurs fondements, leur existence mêmes. Si ce n’était pas le cas, ils feindraient de croire devant le monde entier que nous agissons bien pour la démocratie et ils nous soutiendraient dans nos droits à la liberté de parole, à la liberté de la presse et à l’activité politique. Mais tous ces supposés droits civils démocratiques sont refusés au Black Panther Party, qui est l’avant-garde du peuple. Donc, le Parti doit toucher un point sensible ; il doit représenter une menace pour les capitalistes impérialistes bureaucratiques. Toutes les attaques dont nous faisons l’objet sont bienvenues. Nous surmonterons tous les obstacles et avancerons en passant d’une vague à l’autre. Nous débarrasserons le monde de la bourgeoisie et détruirons tous les monstres, jusqu’à ce que le monde entier appartienne au peuple.

Selon vous, existe-t-il des opportunités révolutionnaires aux États-Unis ?

Je voudrais souligner que, s’il n’y avait pas dans le monde entier des peuples qui combattent l’impérialisme, notre position serait très fragile ici, aux États-Unis — que j’appelle le centre urbain du monde. Mais nous savons que nous avons des amis, des compagnons d’armes qui affrontent un ennemi commun : ce que nous estimons avoir fait, c’est ouvrir un nouveau front. Nous essayons, plutôt, d’ouvrir un nouveau front, car nous ne revendiquons rien qui n’ait pas déjà été réalisé. Quoi qu’il en soit nous avançons dans la lutte, nous renforçons notre stratégie de résistance et d’attaque. Et si nous sommes en mesure de le faire, c’est parce que nous sommes bien conscients que les troupes fascistes américaines sont divisées par les peuples du monde en lutte. Nous encourageons, nous admirons, nous avons même une grande admiration pour les guérillas socialistes ou communistes partout dans le monde. Nous pensons que nous ne serons jamais libres tant que les nombreux peuples colonisés ne le seront pas. Nous constatons que dans la plupart des révolutions ayant mis en œuvre une tactique de guérilla, les zones urbaines — les villes — sont la dernière zone dont on se soit occupé : les bases se sont d’abord installées dans les campagnes. Désormais, de nombreuses bases s’ouvrent à la campagne. Nous avons progressé à un tel point que, dans de nombreux domaines, nous sommes passés de la guérilla à une forme d’armée populaire qui peut opérer en face à face, en collision frontale avec l’impérialisme. Et cela n’est dû qu’à la grande persévérance et à la grande force dont vous avez fait preuve, vous et les gens du monde entier. Même si nous sommes attaqués de toutes parts, nous nous efforcerons toujours de suivre votre exemple. Nous savons bien que vous aussi, vous êtes attaqués de tous les côtés par l’ennemi. Parce que vous continuez à résister, vous nous avez donné la force de continuer nous aussi. Jusqu’à la victoire. Un jour, nous nous rencontrerons et nous la célébrerons, parce que je suis convaincu que nous l’obtiendrons. Notre modèle, c’est la guérilla.

 

 

 

[Lewis Marshall à la marche pour Montgomery March, Alabama, 1965 | James Karales]

Quelle a été l’inspiration majeure des Black Panthers ?

Selon moi, non seulement Fidel et le Che, Hô Chi Minh, Mao et Kim Il Sung, mais aussi toutes les unités de guérilla qui opèrent au Mozambique et en Angola, ainsi que les combattants palestiniens qui luttent pour un monde socialiste. Je pense que tous ont représenté d’importantes sources d’inspiration pour le Black Panther Party. Comme je l’ai dit, ce sont des exemples pour tous les guérilleros. Les guérillas qui opèrent en Afrique du Sud et dans de nombreux pays ont exercé une grande influence sur nous. Nous étudions leur exemple et nous le suivons. Nous sommes très intéressés par la stratégie utilisée au Brésil — dans une zone urbaine —, et nous avons prévu de nous en servir. Nous avons évidemment été influencés par toutes les personnes qui luttent dans le monde. En ce qui concerne le contrôle de notre Parti, c’est notre Comité central qui l’exerce. Mais je ne nierai pas l’influence qu’il peut avoir : ce qui n’est pas une critique, selon nous, parce que j’estime que nous devrions tous apprendre les uns des autres.

L’an dernier, il existait un front uni, la Conférence nationale de lutte contre le fascisme, qui comprenait un certain nombre de groupes dont SDS, le Dubois Club et le Parti communiste des États-Unis. Quelle est la politique du Black Panther Party sur ce genre de relations ?

« Nous devons avoir une masse populaire pour remporter la victoire, parce que la victoire n’est pas pour nous, mais pour le peuple. »

Notre politique est d’être amis de tous les marxistes et de rechercher des coalitions et des alliés dans ce pays-ci et partout dans le monde. Sans mouvement populaire, jamais nous ne pourrions réussir ; et quand je dis « populaire », c’est dans le vrai sens, internationaliste, du mot. Il faut une masse populaire pour remporter la victoire : parce que la victoire n’est pas pour nous mais pour le peuple. Dès lors, le peuple doit être pris en considération et prendre part à la lutte, et ce à tous les niveaux. Nous estimons qu’une part de notre rôle, en tant qu’avant-garde, consiste à éduquer les gens petit à petit, à les guider et les aider à comprendre les forces sociales en présence, et la dialectique du moment. Ce n’est possible que si les gens sont impliqués dans la pratique et à tous les niveaux de la lutte. Nous avons de vraies relations avec des forces de coalition ; nous entretenons avec tous les groupes avec lesquels nous travaillons des relations fraternelles : nous espérons les développer avec d’autres, dont pour certains nous n’avons même pas entendu parler.

Le Black Panther Party souhaite-t-il établir des contacts plus directs avec les luttes de libération en Afrique, en Amérique latine et en Asie ?

Oui, nous pensons que nous devons apprendre encore plus les uns des autres si nous voulons établir entre nous une meilleure communication. L’une des principales difficultés réside dans la communication. Il s’agit d’une lutte internationale. Le Black Panthers Party va jusqu’à imaginer une nouvelle Internationale, une Internationale qui serait fondée sur la lutte armée et l’idéologie socialiste. La situation de l’Internationale aujourd’hui s’est selon nous plutôt détériorée en ce qui concerne le tiers monde — en particulier les pays du tiers monde impliqués dans la lutte armée. L’Internationale a pris des demi-mesures ; elle a critiqué de nombreuses guerres nationales d’indépendance et leur tactique de la lutte armée, selon elle trop précipitées et dénuées de visées politiques suffisamment orthodoxes. Il est pour nous nécessaire de renverser la petite noblesse et les fonctionnaires corrompus, et nous ne voyons qu’une seule façon de le faire. Nous ne croyons pas que cela soit possible par la négociation ou la politique électorale, ni par tout autre moyen non-violent. Notre ennemi est violent, et nous devons le traiter de manière appropriée.
 

 

 

Memphis, 29 mars 1968 | Bettmman Collection | Getty Images]

Plus précisément : être en contact avec le mouvement de libération de l’Afrique du Sud vous intéresse-t-il — et si oui, sous quelle forme ?

Comme vous le savez, nous avons offert des troupes au peuple vietnamien en témoignage de notre solidarité internationale. Dans le même temps, nous avons précisé que nous enverrions des troupes ou en offririons à tout ami qui les accepterait. Pour nous, c’est un geste d’amitié suprême que d’envoyer nos camarades verser leur sang sur votre sol au nom de la liberté, dans l’intérêt du peuple et contre l’ennemi impérialiste. S’il y a autre chose que nous puissions faire dans la lutte pour briser les liens qui nous enchaînent, alors faites-le nous savoir : nous sommes prêts à l’examiner.

La lutte en Afrique du Sud rencontre-t-elle un large intérêt aux États-Unis ? Que peut faire Sechaba pour faire connaître la révolution sud-africaine chez les Noirs américains ?

Nous, Black Panther Party, formons un groupe d’avant-garde ; nous sommes nécessairement plus éclairés que les masses et très intéressés par la portée internationale des choses. Les gens sont les mêmes partout dans le monde, tellement inféodés à leur survie quotidienne que la plupart du temps ils ferment les yeux sur le caractère international de la lutte, ou ne le comprennent pas. C’est pourquoi il est de notre devoir, avant tout, d’éveiller la conscience du peuple par l’éducation. Nous aimerions avoir plus d’informations sur la lutte en Afrique du Sud. Nous sommes au courant, mais il nous faudrait plus d’informations sur votre lutte armée et sur les opérations de guérilla afin que nous puissions nous en faire l’écho. Nous aurions besoin d’images filmées. Nous sillonnons la communauté au volant de camionnettes pour projeter des films aux gens dans la rue, par exemple des films de la révolution qui a eu lieu en Algérie. La communauté est très impressionnée par ce genre de choses car elle peut facilement voir les liens existant entre la façon dont les Français traitent les Algériens et celle dont nous sommes traités dans ce pays. Il existe un vieux dicton : « Une image vaut mille mots. » Les gens ne lisent peut-être pas autant qu’ils le devraient, c’est pourquoi nous avons trouvé très utile, dans le cadre de notre éducation politique, de montrer des films. Si vous avez des photos ou des séquences filmées à nous envoyer, je vous assure que cela sera montré au sein des communautés noire, chinoise, indienne et blanche. Il y a maintenant dans ce pays des Blancs pauvres qui s’engagent dans la lutte commune, et nous nous associons à cet engagement. Nous espérons que la participation de nombreux groupes ethniques à l’échelle nationale créera des liens entre les gens et fera en sorte qu’ils franchissent le pas et s’identifient à d’autres, vivant dans d’autres pays et susceptibles d’avoir une origine ethnique ou un milieu culturel différents.