travaux de création
COMME DES BÊTES
Est-il possible de comprendre et figurer la perspective d’une autre espèce ?
Juillet 2024

Que signifie réellement "être" une autre créature ? 

Comment tenter de représenter le monde depuis une conscience tout autre que celle humaine ?

 

 

“C’est la conscience qui fait que le problème corps-esprit est difficile à résoudre” - Thomas Nagel

Il y a 50 ans, deux événements d’une très grande importance ont eu lieu, l’un en philosophie, l’autre en art. Leur influence a été déterminante pour la suite et le reste de nos jours. De quoi s’agit-il ?

  • un article publié le 4 octobre 1974 par le philosophe Thomas Nagel dans la revue américaine The Philosophical Review, sous le titre : What Is It Like to Be a Bat? (pp. 435-450) ;
  • une performance réalisée par l’artiste allemand Joseph Beuys à la galerie René Block à New York entre le 21 et le 25 octobre 1974 :  I Like America, America Likes Me.

     

 

 

DEVELOPPEMENT DU SUJET :

 

L'Exploration de la Conscience et de l'Altérité : Une Rencontre entre Thomas Nagel et Joseph Beuys.

L'article de Thomas Nagel "Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ?" et la performance de Joseph Beuys "j’aime l’Amérique et l’Amérique m’aime" sont deux œuvres distinctes qui, pourtant, se rencontrent et dialoguent sur le terrain de

  • la conscience ; 
  • l'altérité ;
  • l'expérience subjective ; 
  • la relation inter-espèce.

Bien que Nagel, un philosophe analytique, et Beuys, un artiste performeur, opèrent dans des domaines différents, leurs œuvres respectives offrent des réflexions complémentaires sur la possibilité ou l’impossibilité  de comprendre et d'incarner la perspective d'une autre espèce.


 

L'Irréductibilité de l'Expérience Subjective

Thomas Nagel, dans son célèbre article publié en 1974, pose une question fondamentale : que signifie réellement "être" une autre créature, ici symbolisée par une chauve-souris ?
Nagel argumente que la conscience a une dimension subjective intrinsèque, un "point de vue en première personne" qui est irréductible aux descriptions objectives.
Même une compréhension exhaustive des mécanismes physiques et biologiques de la chauve-souris ne permettrait pas de saisir ce que cela fait réellement d'être une chauve-souris, à la chauve-souris.
Cette perspective met en lumière la limite de notre capacité à comprendre pleinement l'expérience intérieure d'un autre être vivant.

 

 

 

4 octobre 1974 Thomas Nagel publie What Is It Like to Be a Bat? dans la revue américaine The Philosophical Review (pp. 435-450)

Quel effet cela fait, d'être une chauve-souris?

 

 

 

La Performance comme Rituel de Transformation

Joseph Beuys, dans sa performance de 1974, "I Like America and America Likes Me", se confine pendant trois jours avec un coyote dans une galerie d'art new-yorkaise
La performance de Beuys est un rituel symbolique où l'artiste cherche à créer un espace de cohabitation et de communication avec l'animal.
En s'enveloppant dans une feutrine, en utilisant des objets symboliques et en adoptant des comportements ritualisés, Beuys tente de se rapprocher de l'expérience du coyote, tout en invitant les spectateurs à réfléchir sur les relations entre les humains et les autres espèces.

 

 

21 au 25 mai 1974, Galerie René Block - New York / Joseph Beuys, I Like America and America Likes Me.

Joseph Beuys: I Like America and America Likes Me (Coyote) 1974
 

 

 

Une Rencontre Conceptuelle

Le lien conceptuel entre l'article de Nagel et la performance de Beuys réside dans leur exploration de l'altérité et de la tentative, par des moyens philosophiques ou artistiques, de franchir la barrière de l'expérience subjective.

  • Nagel nous pousse à reconnaître l'impossibilité de comprendre pleinement ce que cela fait d'être une autre créature, soulignant ainsi la singularité et la complexité de chaque expérience consciente.
  • Beuys, par son immersion et sa cohabitation avec le coyote, matérialise cette quête de compréhension et de connexion, même si elle reste symbolique et partielle.

 

 

 

Les Limites et les Possibilités

Beuys, à travers son art, ne prétend pas atteindre une compréhension complète de l'expérience du coyote, mais il ouvre un espace pour l'empathie et la réflexion.

De la même manière,

Nagel ne propose pas de solution pour transcender les limites de notre compréhension, mais il nous invite à accepter et à respecter ces limites.

Ensemble, ces œuvres nous rappellent que, bien que nous puissions chercher à comprendre et à rapprocher nos expériences de celles d'autres êtres, nous devons aussi reconnaître et respecter la singularité de chaque forme de vie.

Ensemble, Beuys et Nagel nous encouragent à poursuivre cette quête de compréhension avec humilité et respect, en reconnaissant à la fois les possibilités et les limites de notre empathie inter-espèces.

 

 

 

LA PERFORMANCE DE BEUYS :

 

Joseph Beuys est une figure centrale dans l'art contemporain qui a exploré la relation humain - autres espèces, notamment à travers sa célèbre performance "I Like America and America Likes Me". Voici une analyse de cette performance et son importance dans le cadre de la question de ce que cela fait d'être une autre espèce :

La Performance : Joseph Beuys est arrivé à New York en 1974, où il a été transporté en ambulance directement à la galerie René Block, sans toucher le sol américain. Pendant trois jours, Beuys a partagé un espace avec un coyote vivant, engageant avec l'animal et l'espace de manière ritualisée.

Interaction avec le Coyote : Beuys s'est enveloppé dans une feutrine, a utilisé des objets symboliques comme une canne de berger et un triangle de feutrine, et a interagi avec le coyote, un animal symboliquement chargé dans la culture américaine.
 

 

Symbole de la Nature Sauvage : Le coyote représente la nature sauvage et indomptée de l'Amérique, en contraste avec la civilisation européenne dont Beuys est issu. La performance explore les tensions et les réconciliations possibles entre ces deux mondes.

Rituel de Guérison : Beuys considérait son travail comme une forme de guérison artistique. Cette performance est souvent interprétée comme une tentative de guérison des fractures culturelles et écologiques, en rétablissant un lien entre l'humain et l'animal, la civilisation et la nature.

Expérience Partagée : Bien que Beuys ne puisse pas réellement comprendre ce que cela fait d'être un coyote, sa performance tente de créer un espace de cohabitation et de communication symbolique. Cela invite le spectateur à réfléchir sur la possibilité de comprendre et de partager l'expérience d'une autre espèce, même de manière limitée et symbolique.

Influence sur l'Art Contemporain : La performance de Beuys a eu une grande influence sur l'art contemporain, inspirant d'autres artistes à explorer des relations similaires entre les humains et les animaux.
 

 

Réflexion sur l'Autre : "I Like America and America Likes Me" est une œuvre clé pour réfléchir à l'altérité, non seulement en termes culturels et sociaux, mais aussi en termes d'espèces. Elle questionne les frontières de l'identité et de la compréhension inter-espèces.

Critiques et Réceptions : Certaines critiques ont souligné que la performance pouvait être vue comme une imposition humaine sur l'animal, une forme de contrôle symbolique plutôt qu'une véritable interaction égalitaire. Néanmoins, elle reste une œuvre puissante qui questionne les relations entre les espèces.

Conclusion : Joseph Beuys et son œuvre "I Like America and America Likes Me" sont des contributions cruciales à la question de ce que cela fait d'être une autre espèce. Beuys utilise la performance pour explorer la possibilité de communication et de compréhension inter-espèces, tout en engageant des symboles culturels et des rituels de guérison.

Influence : Son travail continue d'influencer et d'inspirer les artistes contemporains à réfléchir sur les relations entre les humains et les autres formes de vie, et à questionner les frontières de la conscience et de l'expérience subjective.

 

 

 

L'ARTICLE DE NAGEL :

 

Dans son article "What Is It Like to Be a Bat?", le philosophe Thomas Nagel explore la question de la conscience et de l'expérience subjective. Voici les points clés de son argumentation :
 

  1. La Conscience Subjective : Nagel explique que chaque être conscient a une expérience subjective unique, un "point de vue en première personne". Cette expérience est intrinsèque et personnelle à chaque individu.
     
  2. L'Exemple de la Chauve-Souris : Pour illustrer son propos, Nagel utilise l'exemple des chauves-souris. Bien que nous puissions comprendre scientifiquement comment les chauves-souris utilisent l'écholocation pour se déplacer, nous ne pouvons pas vraiment savoir ce que cela fait d'être une chauve-souris et de percevoir le monde de cette manière.
     
  3. Les Limites de l'Objectivité : Nagel soutient que même une description complète et détaillée des processus physiques et biologiques ne peut pas capturer l'expérience subjective d'une créature. La science objective a des limites quand il s'agit de comprendre la conscience de l'intérieur.
     
  4. La Nature Irréductible de la Conscience : Il conclut que la conscience a une nature irréductible qui ne peut pas être entièrement expliquée par des faits physiques ou scientifiques. Comprendre la conscience nécessite de reconnaître cette dimension subjective intrinsèque.
     
  5. En résumé :  Nagel montre que la conscience subjective est une expérience unique à chaque être vivant et qu'il est impossible de comprendre complètement ce que cela fait d'être une autre créature, comme une chauve-souris, uniquement par des moyens scientifiques et objectifs.

 


ANNEXE 1


DES TENTATIVES :


Chez les cinéastes :

L'utilisation de caméras portées par des animaux ou installées pour simuler leur perspective est une technique de plus en plus populaire dans le cinéma et la vidéo documentaire. Les projets de cette sorte offrent des aperçus uniques et immersifs de la vie animale, contribuant à une meilleure compréhension et appréciation des comportements et des environnements des différentes espèces. Ces images permettent également de sensibiliser le public aux défis et aux réalités auxquels les animaux sont confrontés, tout en explorant les frontières de la perception et de l'empathie inter-espèces.

  1. GoPro et National Geographic : "Crittercam". Développé par National Geographic, le Crittercam est une caméra portée par des animaux pour enregistrer leur comportement dans la nature. Ce dispositif a été utilisé pour étudier de nombreuses espèces, dont les requins, les tortues marines, les lions et les phoques. Les images capturées offrent des aperçus précieux sur la vie quotidienne des animaux et leurs interactions avec leur environnement.
     

 

Crittercam
Little penguin critter cam
 

  1. Jan van IJken : "The Art of Flying" (2015). Ce court-métrage documentaire présente des séquences étonnantes de vols d'étourneaux, filmées en partie par des caméras attachées aux oiseaux. Les images révèlent les motifs complexes et la coordination des vols en groupe, offrant une perspective immersive sur ce phénomène naturel.

 

 

The art of flying - SHORT VERSION

 

  1. Turtle Cam : "Turtle: The Incredible Journey" (2009). Ce documentaire suit une tortue marine équipée d'une caméra, capturant son long voyage à travers les océans. Les images montrent le point de vue de la tortue, offrant une expérience immersive de son périple.

 

 

  1. John Downer Productions : "Spy in the Wild" (2017). Cette série utilise des caméras cachées dans des robots animaliers pour filmer de près les comportements des animaux. Bien que les caméras ne soient pas fixées directement sur les animaux, la série crée une illusion de partage du point de vue animal et explore leurs interactions de manière détaillée.

 

 

Making a wildlife documentary using robot spies | Spy in the Wild - BBC
 

  1.  Denis Côté : "Bestiaire" (2012). Ce film explore la vie des animaux dans un zoo à travers des séquences tournées de leur point de vue. Les caméras sont placées à des angles bas pour simuler la perspective des animaux, offrant une réflexion sur la captivité et le regard humain sur les animaux.

 

 

  1. Shaun Monson : "Earthlings" (2005). Bien que ce documentaire utilise principalement des caméras cachées pour exposer le traitement des animaux par les humains, certaines séquences sont tournées de manière à simuler la perspective des animaux, renforçant l'empathie et la compréhension de leur expérience.


 



ANNEXE 2
 

Les éléphants s’appellent entre eux par leurs noms


 

Une étude, qui vient d'être publiée dans le Nature Ecology and Evolution, va dans ce sens. L'étude prouve que les éléphants s'adressent les uns aux autres par des cris ou des noms qui leur sont propres.


Les noms sont un phénomène rare dans le règne animal, et les quelques espèces qui les utilisent, comme les perroquets et les dauphins, imitent un son émis pour la première fois par le destinataire. Les tursiops (dauphins à gros nez), par exemple, émettent leur propre sifflement, que les autres répètent lorsqu'ils s'adressent à eux.


Les éléphants semblent faire quelque chose de différent. Ils utilisent des appellations vocales arbitraires qui n'ont rien à voir avec les sons ou les propriétés physiques de l'auditeur.


« On pensait que c'était propre aux humains », explique le co-auteur de l'étude George Wittemyer, professeur en biologie à la Colorado State University et le président du conseil scientifique de Save the Eléphants.


En langage humain, une appellation arbitraire reviendrait à appeler un bovin une « vache », puisque ce mot ne ressemble, ni physiquement, ni acoustiquement, à l'animal-même. Une appellation plus simple, que les scientifiques appellent appellation iconique, référerait un bovin à un « meuh », semblable au son produit par l'animal.


Les appellations arbitraires élargissent le champ de communication et permettent d'exprimer une pensée abstraite, ce qui est probablement vrai aussi pour les éléphants. « En termes de cognition, cela ouvre toutes sortes de possibilités », explique Wittemyer.