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Vers une anthropologie métaphysique : critique de l'ontolgie et de l'eurocentrisme dans l'anthropologie contemporaine
Dans un entretien donné au journal Le Monde, en janvier 2024, Mohamed Amer Meziane fait une critique profonde de l’anthropologie contemporaine, en particulier de l'approche dite ontologique* représentée par des figures comme Philippe Descola* et Bruno Latour*. Meziane questionne la manière dont ces anthropologues valorisent des concepts tels que l’animisme, qu’il associe à une sorte de mythe du « bon sauvage » repensé, tout en négligeant la complexité des réalités métaphysiques des cultures qu’ils étudient.
Ci-dessous le texte de l'entretien, suivi d'une proposition d'analyse, mais d'abord un rappel :
*ontologie : L'ontologie est la branche de la philosophie qui s'intéresse à la nature de l'existence et de la réalité. Elle cherche à répondre à des questions comme "Qu'est-ce qui existe vraiment ?" et "Qu'est-ce qu'un être ou une chose ?". En gros, l'ontologie étudie ce que sont les choses et comment elles existent.
*Bruno Latour : C'était un philosophe et sociologue français, connu pour son travail sur les relations entre humains et non-humains. Il a développé l'idée que tout dans le monde (objets, humains, animaux, etc.) est lié et influence nos actions. Dans ses recherches, il a montré que même les objets ou les technologies ont un rôle important dans nos sociétés. Il a aussi critiqué la vision traditionnelle de la science qui sépare trop strictement la nature (le monde physique) et la culture (les idées humaines).
*Philippe Descola : C'est un anthropologue français qui s'est concentré sur la manière dont différentes cultures perçoivent la nature et les relations entre humains et non-humains. Dans son livre "Par-delà nature et culture", il propose qu'il existe plusieurs "ontologies" ou façons de voir le monde, comme le naturalisme (la séparation entre humains et nature), l'animisme (où tout a une âme), et d'autres. Son travail montre que la manière dont les peuples perçoivent la nature n’est pas la même partout dans le monde, et qu'il faut mieux comprendre ces différences pour éviter de voir les autres cultures avec un regard trop occidental.
Mohamed Amer Meziane élabore une critique de l’anthropologie actuelle, notamment celle initiée par Philippe Descola et Bruno Latour, qui conduit, selon lui, « à une valorisation floue de l’animisme ». Il invite à franchir un nouveau pas dans la déconstruction de l’eurocentrisme de cette science sociale et à prendre au sérieux « l’ensemble des réalités métaphysiques dont témoignent les fidèles » des différentes religions du monde.
Propos recueillis par Youness Bousenna
Le Monde - Publié le 21 janvier 2024
« Vers une anthropologie métaphysique » : si la couverture d’Au bord des mondes (Vues de l’esprit, 2023) a de quoi intimider, il ne faut pas se laisser impressionner par son sous-titre. Le programme que propose le philosophe Mohamed Amer Meziane est beaucoup plus concret qu’il ne laisse paraître.
Après avoir relié l’histoire écologique et raciale de la modernité à la sécularisation dans Des empires sous la terre (La Découverte, 2021), ce maître de conférences à la Brown University (Etats-Unis) formule ici une critique essentielle de l’anthropologie, actuellement dominante, engagée par Philippe Descola et Bruno Latour (1947-2022). En questionnant la notion d’« ontologie » (littéralement, la « science de l’être ») au cœur de ce courant, il invite à franchir un nouveau pas décisif dans la déconstruction de l’eurocentrisme de cette science sociale née en contexte colonial.
QUESTION : Votre livre critique l’anthropologie dominante en questionnant son regard sur les réalités spirituelles des peuples qu’elle étudie. Quels courants ciblez-vous précisément ?
Mohamed Amer Meziane : Dans ce livre, j’analyse l’anthropologie en tant que philosophe. Depuis cette perspective, je questionne deux courants aujourd’hui centraux. Le premier, appelé « tournant ontologique de l’anthropologie », est impulsé et représenté en France par des figures comme Bruno Latour et Philippe Descola.
Si ce courant est pluriel, sa diffusion conduit à une valorisation floue de l’animisme, appréhendé comme une sorte d’antithèse à une modernité qui aurait désenchanté le monde. Ce discours, qui nourrit de nombreuses pensées écologistes, repose sur la mise en avant des manières de vivre de peuples autochtones – souvent amazoniens – présentés comme des contre-modèles à notre rapport au monde fondé sur l’extractivisme.
Mon livre s’insère aussi dans un autre débat, moins connu en France et davantage présent dans le monde anglophone, ouvert par les travaux de l’anthropologue Talal Asad. Ses disciples directs tels que Saba Mahmood ou d’autres, comme Tanya Luhrmann, ont tendance à réduire la culture et la religion à des techniques du corps, sans nécessairement prendre au sérieux les réalités invisibles – ce que je nomme le « métaphysique » – dont témoignent les formes de vie qu’ils étudient.
Ces deux courants en anthropologie s’ignorent, mais ils ont en commun de ne pas tenir un discours sur l’ensemble des réalités métaphysiques dont témoignent les autochtones ou les fidèles. Or, si l’on veut parler avec ces derniers et pas seulement les prendre pour objet, il sera nécessaire de faire de la métaphysique et pas seulement de l’anthropologie. Je soutiens donc qu’une pratique renouvelée de la philosophie, au contact des sciences humaines et du terrain, peut contribuer à faire ce pas.
QUESTION : Pourquoi l’anthropologie devrait-elle en revenir à la philosophie ?
Il convient d’établir une distinction entre deux notions : l’ontologie et la métaphysique. Dans Par-delà nature et culture (Gallimard, 2005), livre de référence de l’anthropologie contemporaine, Philippe Descola divise le monde en différentes « ontologies », distinguant notamment le naturalisme, qui caractérise une certaine vision occidentale « moderne » (où l’humain et le non-humain sont radicalement séparés) de l’animisme (attribuant une âme aux entités non humaines).
Utiliser cette notion comme si elle allait de soi m’interpelle, puisque l’ontologie est une catégorie classique de la philosophie renvoyant au « discours sur l’être ». Or, certaines réalités dont témoignent des fidèles, comme le divin et les esprits, dépassent l’ordre du visible et de l’être. Il n’y a pas seulement des mondes, mais aussi ce qui se trouve à leurs bords : des sur-mondes – comme les dieux ou les anges – et des réalités intermédiaires, comme les lieux des rêves.
Dire que ces dimensions existent ou n’existent pas est absurde et hors de propos puisque leur réalité est conçue, par les traditions autochtones elles-mêmes, comme relevant d’autre chose que l’opposition entre l’être et le non-être. Un pluralisme qui affirme seulement la pluralité des mondes ou des « modes d’existence » (selon le concept de Bruno Latour) peut donc conduire à occulter le « bord des mondes » qui fait le titre de mon livre, c’est-à-dire cet excès qui relève de la réflexion métaphysique.
Prenez l’exemple, bien connu, de la loi néo-zélandaise de 2017, qui attribue au fleuve Whanganui des droits dans la mesure où ses propriétés physiques et métaphysiques sont reconnues. Le texte de cette loi spécifie que la réalité à laquelle appartient le fleuve est vivante et spirituelle : c’est à ce prix qu’on attribue des droits au fleuve, pas en tant que réalité appartenant seulement à la nature ou au visible.
QUESTION : Le rapport de l’Occident aux autres cultures ne serait donc pas seulement anthropologique, mais métaphysique ?
La question métaphysique se pose même lorsqu’on la nie. Une archive que j’ai croisée lors de mes recherches pour Des empires sous la terre illustre ce conflit des sur-mondes. Il s’agit d’une lettre du chargé d’affaires du gouverneur français de la Cochinchine (dans le sud de l’actuel Vietnam) datant du 10 février 1882. Ce document rapporte l’alerte d’un mandarin local soutenant qu’un dragon habite dans une mine de charbon qu’entendait exploiter l’autorité coloniale, rendant cette perspective sacrilège.
Comment analyser une telle archive en tant qu’anthropologue ? Présupposer que le dragon n’existe pas revient à épouser le point de vue colonial, pour qui ce dragon n’est qu’une superstition. Pour autant, la position inverse – affirmer que le dragon existe – est tout aussi arbitraire, et déroge également à la neutralité scientifique. Un conflit métaphysique est donc à l’œuvre, et ne peut être réduit à une ontologie ou une vision du monde parmi d’autres : dans la perspective de ce mandarin, la réalité invisible n’est pas une parmi d’autres, comme le sous-entend le pluralisme porté par l’anthropologie actuelle.
Cet enjeu théorique est aussi politique. Il a par exemple toute son importance dans la crise écologique : l’extractivisme est rendu possible par de telles opérations de « désenchantement » consistant à vider la terre de ses dimensions métaphysiques. Construit comme une provocation intellectuelle, j’ai proposé le terme « sécularocène » pour insister sur le fait que la sécularisation a été une condition d’émergence du capitalisme fossile et de l’exploitation généralisée des ressources.
QUESTION : Dans « Au bord des mondes », vous prenez l’exemple du rêve pour montrer en quoi l’anthropologie actuelle est inopérante à analyser certaines expériences sans les trahir…
Je suis frappé par le fait que le cadre de référence posé par Descola dans son tableau des quatre ontologies [naturaliste, animiste, totémiste, analogiste] occulte tout un pan du monde. L’absence de traditions telles que le bouddhisme, le judaïsme ou l’islam est pour le moins étrange. Cette omission est peut-être la condition de possibilité de ce tableau, car la notion d’ontologie ne saurait être opératoire lorsqu’il s’agit d’analyser ces traditions.
Pour ma part, je creuse l’exemple du barzakh, considéré entre autres comme le lieu du rêve dans la tradition musulmane soufie. Les millions de personnes imprégnées par cette conception ne considèrent pas que leurs rêves sont les leurs, comme en Occident, mais qu’ils viennent d’ailleurs. Le barzakh fait imploser la division entre l’être et le non-être, ce qui existe et ce qui n’existe pas : le cadre moderne de l’anthropologie se révèle inopérant pour saisir cette expérience.
Loin de rejeter le rationalisme au nom de l’invisible, je défends l’idée qu’il existe plusieurs rationalités. La raison n’est pas seulement la technoscience aujourd’hui dominante : un autre modèle de rationalité est possible, sans lequel aucune « décolonisation du savoir » n’aura lieu.
QUESTION : Votre critique introduit un paradoxe : l’anthropologie portée par Philippe Descola et Bruno Latour, alors qu’elle se présente comme une critique de l’universalisme occidental, serait en réalité eurocentrée ?
Leur anthropologie critique à juste titre la catégorie de « nature » [vue comme extérieure aux actions humaines qui relèveraient, elles, de la « culture »], mais celle d’animisme, par exemple, fait de leur part l’objet d’une confiance excessive. Il faut rappeler qu’il s’agit initialement d’une notion inventée par un anthropologue évolutionniste, Edward Tylor (1832-1917), pour décrire ce qu’il qualifiait de « religion primitive » : on se situe dans un dispositif colonial qui devrait d’emblée inspirer la méfiance.
Or, en valorisant l’animisme, la pensée contemporaine semble rejouer un fantasme du lointain passant par l’importation de traditions étiquetées ainsi. L’Occident se parle donc à lui-même, d’autant que la grille de lecture par l’« ontologie » a aussi une histoire liée à la colonisation. Sa matrice se situe dans la pensée du missionnaire belge Placide Tempels (1906-1977) : dans son célèbre livre La Philosophie bantoue (1945), il promeut l’intérêt d’une compréhension des indigènes comme un moyen de mieux adapter le christianisme missionnaire.
Ce livre s’inscrit plus largement dans une séquence de développement de l’anthropologie correspondant à une phase de colonialisme tardif, postérieure à la conférence de Berlin de 1884-1885 [lors de laquelle furent actés le partage et la division de l’Afrique par les Européens], où domine l’idée selon laquelle il faudrait comprendre les cultures autochtones (leur « être », d’où l’ontologie) pour mieux les coloniser ou, selon les contextes, mieux les convertir au christianisme.
La constitution de l’anthropologie comme « science » date de cette séquence. Là où la rigueur scientifique réclamerait de penser avec les peuples autochtones en considérant par exemple un fleuve comme une réalité physique et métaphysique, le qualificatif d’ontologie le ramène sur terre en niant cette seconde dimension irréductible.
QUESTION : La valorisation de l’animisme entretient-elle une symétrie avec le rejet des monothéismes ?
Oui, c’est une des thèses sous-jacentes du livre – que je développerai dans un travail à venir. La certitude que le monothéisme est violent est un mythe très enraciné chez certains penseurs « modernes » d’Occident. Si l’animisme fait figure de religion acceptable ou de spiritualité appropriable pour le public européen, c’est aussi en vertu de ce mythe souvent inconscient ou impensé.
L’animisme, pour les anthropologues qui ont inventé cette catégorie, était la religion la plus proche de la nature. De ce point de vue, le monothéisme serait censé rompre avec cette sacralisation de la nature, comme le supposent ceux qui l’accusent d’être à l’origine de l’extractivisme moderne.
Ce préjugé associant les monothéismes à une foi dogmatique et violente remonte au tournant du XIXe siècle. Ainsi, c’est en réitérant cette vieille thèse associant monothéisme et violence que l’égyptologue allemand Jan Assmann, auteur de Violence et monothéisme, a notamment fait sa notoriété.
Quant à Claude Lévi-Strauss (1908-2009), c’est à travers ce partage que l’on peut saisir les virulentes saillies contre l’islam et les Arabes clôturant Tristes tropiques (1955). Son argument est déroutant : Claude Lévi-Strauss justifie son dédain de l’islam en raison de la proximité qu’il lui attribue avec l’Occident, rejouant la pyramide évolutionniste, mais à l’envers : en distinguant la bonne culture indigène de la mauvaise religion monothéiste, Claude Lévi-Strauss recrée un mythe du bon sauvage.
Il me semble que certains penseurs actuels de l’animisme reproduisent ce fantasme d’une culture immunisée contre toute forme d’intervention extérieure, altérité radicale qui serait l’objet par excellence de l’anthropologue.
QUESTION : Dans quelle mesure votre critique de l’anthropologie de Philippe Descola tient à cet arrière-plan marqué par Claude Lévi-Strauss, qui fut son directeur de thèse ?
Le structuralisme de Claude Lévi-Strauss suppose que les peuples agissent en obéissant à des structures (sociales, rituelles…) dont ils ne seraient pas conscients. Que les peuples n’explicitent pas toujours les normes auxquelles ils obéissent ne signifie pourtant pas qu’il existe une structure agissant pour ainsi dire derrière leur dos. Cet « inconscient structural », comme l’appelait Claude Lévi-Strauss, rattache sa pensée aux écrits ethnographiques des premiers missionnaires, lesquels expliquaient cette inconscience comme l’œuvre du diable.
L’anthropologie structurale a conservé ce présupposé qui la place plutôt du côté de la théologie chrétienne que de la science. Pourquoi l’Europe et ses anthropologues seraient-ils capables de décrypter des structures demeurées inconscientes chez les peuples indigènes, si ce n’est en s’attribuant une position de surplomb intenable ?
Je doute que l’on ait pleinement abandonné cette posture lorsque l’on parle d’ontologie chez certains anthropologues, même lorsqu’il s’agit, comme le fait Bruno Latour, de dire que les « modernes » européens non plus ne seraient pas pleinement conscients de ce qu’ils font. Cette approche n’a pas plus d’intérêt parce qu’elle s’appliquerait à l’Occident : il ne s’agit pas d’inverser cette anthropologie, mais de la transformer.
« Au bord des mondes. Vers une anthropologie métaphysique »
de Mohamed Amer Meziane
Vues de l’esprit, 2023
206 pages
Quelques points d'analyse de l'article :
Critique de la valorisation floue de l'animisme : Meziane s'oppose à une vision romantique de l’animisme, utilisée comme une opposition simplifiée à la modernité désenchantée. Selon lui, cette approche reproduit des schémas coloniaux et eurocentriques en cherchant des contre-modèles simplistes dans les cultures indigènes.
Limites de l'approche ontologique : L'anthropologie dominante, à travers ses concepts d’« ontologies », tend à ne pas prendre au sérieux les dimensions métaphysiques des croyances autochtones. Pour Meziane, réduire ces croyances à des « modes d’existence » passe à côté de l'essentiel, notamment de ce qu'il appelle les « sur-mondes » (les réalités spirituelles invisibles).
Dimension métaphysique : L'article souligne que, pour comprendre pleinement les cultures étudiées, il est nécessaire d’aller au-delà de l’ontologie pour embrasser une approche métaphysique. Meziane propose de considérer des réalités spirituelles, comme le barzakh dans le soufisme, qui transcendent les catégories de l’être et du non-être, souvent ignorées par l’anthropologie actuelle.
Politique et colonialisme : Meziane voit un enjeu politique dans cette question métaphysique, notamment en relation avec l’histoire coloniale. Il critique la manière dont l’anthropologie, même dans ses formes critiques, continue de porter un héritage eurocentré qui façonne la manière dont les cultures sont interprétées.
Opposition animisme/monothéisme : Une des thèses sous-jacentes de l'ouvrage est que la valorisation de l’animisme va de pair avec une méfiance vis-à-vis des monothéismes, perçus comme violents et dogmatiques. Cette opposition, profondément enracinée dans la pensée occidentale moderne, est réexaminée dans une perspective critique.
En résumé, Meziane invite à réévaluer l'anthropologie en l’enrichissant d'une dimension métaphysique qui prend au sérieux les croyances spirituelles des cultures étudiées. Il appelle à dépasser une anthropologie fondée sur l’« ontologie », qu'il considère comme trop marquée par le contexte colonial et eurocentré, pour construire une approche plus ouverte aux réalités invisibles. Cette analyse critique interpelle les anthropologues modernes à ne pas simplifier ou exotiser les cultures non occidentales, mais à s'engager avec elles de manière plus profonde et respectueuse.
Écouter deux extraits du livre :