I INTRODUCTION
Depuis l’origine de la vie animale, un certain usage et une certaine gestion de la violence guident chaque espèce ou presque sur le chemin naturel de sa préservation et de sa continuation. Pour un assez grand nombre d’entre elles¹, ce sont là de forts structurants culturels. Et pour l’espèce unique qu'une révolution cognitive intervenue il y a plus de 70 000 ans a rendu à la fois incomparablement sociable et incomparablement dangereuse, nous, homo sapiens, êtres du tout culture, tellement plus capables de tuer en nombre et de faire mourir en masse parce que tellement plus capables de vivre en groupe et de coopérer², la régulation de la violence est une nécessité si impérieuse et vitale que nous avons fait de celle-ci l’un des fondamentaux les plus puissants de notre invention la plus puissante : l'imaginaire.
Le premier monde de notre humanité est un monde pensé avec et par la guerre. Une guerre continue et sans soldat, la guerre de tous les groupes contre tous les autres³. La forme parfaite de vie des origines est celle de la guerre permanente. La guerre est ce que l’humanité primitive ne peut que vouloir. Vivre et faire la guerre, pour elle, se confondent, comme pour nous, être et argent, vie et capital tendent à ne former qu’une seule et même chose. La guerre jamais ne vient rompre aucune paix – la paix n’existe pas et non plus cette forme de la défaite que nous connaissons et qui pour un temps au moins suspend ou réduit l’ardeur guerrière des belligérants, qu’ils soient vaincus ou vainqueurs. La finalité de la guerre primitive n’est pas la reddition, ni même la victoire : c’est la retraite mutuelle, par laquelle l’on dit : "nous reviendrons".
Le ritualisme des tribus et des bandes qui les pousse à en revenir toujours à la guerre, ne vise aucune rupture ni transformation des équilibres anciens au profit d’un nouvel ordre par la conquête, par la tuerie ou le génocide. Il sert au contraire au maintien d’un équilibre sans âge dans un monde sans ordre, dont le prolongement réclame justement de vivre en retrait les uns des autres, chaque groupe sur son territoire. C’est ce que chaque conflit vient consolider, confirmer en tant que destin : la retraite ; par la répétition inéluctable de son événement, en tant qu’elle est l’unique issue de cette guerre. Le repli, l’écart tenu avec le monde des autres sont l’enjeu de la violence que la guerre rituelle contient⁴.
Sous sa forme primitive, la guerre garantit et maintient cette séparation dont les individus ont besoin pour que soit conservées à chacun une liberté, une autonomie et à tous, leur stricte égalité. La guerre, maximisée, généralisée et ritualisée, est cette unique force centrifuge qui maintient les ensembles humains à distance les uns des autres par groupes étroits, quand tout du reste voudrait qu'ils se compénètrent, qu'ils se rapprochent et fusionnent. Car les forces centripètes, en effet, ne manquent pas : l'exogamie stricte ou relative, l'échange des techniques, le partage des langues, la similarité des systèmes de croyance, la croissance démographique, la curiosité… Sauf la guerre, tout pousse les bandes à faire tribu, les tribus à faire village, les villages à faire bourg et les bourgs à muter un jour en des villes… Mais il y a cette guerre permanente, portée au sublime sous sa forme rituelle, elle occupe les esprits, elle les passionne, elle règle les relations d’altérité, elle structure les cosmogonies ; cela afin de tenir complète cette complète indépendance dans laquelle chacun peut vivre par lui-même. C’est elle certainement, c’est la guerre, qui, pour des millénaires, aura retardé la naissance de l’État et de la société de classes, c’est elle qui aura repoussé l’apparition d’un pouvoir déporté, d'un gouvernement des uns par la volonté des autres.
Une question délicate se pose alors : si la guerre, rituel de violence, est le moyen par lequel la liberté se maintient le mieux, alors la paix est-elle ce par quoi la répression, le plus, prospère et s'accroît ? Ce par quoi l’égalité des individus et les libertés finalement disparaissent et peu à peu se dégradent ?
¹Celles capables d'apprendre en imitant.
²Tuer en groupe et tuer des groupes entiers.
³Les alliances, quand elles existent, sont volatiles et changeantes.
⁴C‘est dire que la guerre rituelle ne donne jamais libre cours à la violence : si on s’y blesse souvent – et les blessures, s'infectant facilement, pourront se révéler mortelles, mais on n'y meurt peu sur le champ et seulement par accident.
L'observation des temps de paix et de ce qu’ils montrent d’une perte des libertés individuelles, d’une progression des inégalités et de la répression est troublante.
QUELQUES EXEMPLES :
A. Au XIII° siècle français, deux grandes institutions de la répression sont nées de l’installation d’une longue période de paix : l’Inquisition et la Prison.
Le 27 juillet 1214, la victoire écrasante du roi Philippe Auguste à la bataille des Bouvines a signé la restauration d’un État fort, auquel la myriade des petits et grands pouvoirs locaux qui fragmentaient le territoire a dû prêter allégeance. C’est dans la longue période de paix et de “stabilité” qui s’ensuivit que naîtra et prospérera l’inquisition, naîtra et se structurera la prison, elle concernera tout autant le droit séculier (pour les civils) que le droit canon (règlement de la vie religieuse).
B. Au XIX°, exploitation massive des pauvres en Occident.
Au XIXe, appuyée sur une longue paix civile maintenue par l'exercice constant d'une force dont l'État a désormais le monopole, la révolution industrielle installe une exploitation de la population et une contrainte au travail inconnues jusque-là.
C. Au XIX° siècle, une domination coloniale au nom de la pacification
Toujours au XIX°, la pacification devient un essentiel de la sémantique coloniale. C’est la plupart du temps par l’argument de la pacification et au nom de la cessation des guerres locales et traditionnelles, que les puissances occidentales, leurs armées en avant, se sont constituées en empires coloniaux, exerçant sur les peuples envahis une domination, une répression et une terreur maximales.
D. Au XX° siècle, sécurisation pour mondialisation, creusement abyssal des inégalités entre les individus, les groupes…
Au XX° siècle, appuyée sur la paix forcée en quoi consiste la "sécurisation" des zones que traversent les grandes voies de circulation mondiale des produits, la mondialisation marchande peut être vue comme le plus grand propagateur et fixateur d’inégalité jamais établi.
La mondialisation est créatrice d’un gigantesque système de dépendance des êtres sans lequel la circulation de la marchandise dans l’ampleur et au rythme effréné qu’imposent ses logiques économiques serait impossible ;
E. Au XX° et début du XXI° siècle, 80 ans de paix en Europe se traduisent en recul permanent des libertés individuelles
Le XXIe siècle radicalise un processus de recul permanent des libertés individuelles enclenché au XXe et développé au nom d'une demande toujours plus forte de "sécurité", c'est-à-dire d'une recherche sans fin d'une paix individuelle au sein de la paix collective, une sorte d'exigence de "paix au carré" qui a pour conséquence la disparition de l'essentiel des libertés – enregistrée dans 70% des démocraties avancées et pacifiques à travers le monde en 2020.
F. Au XXI° siècle, la répulsion brutale des migrants
Enfin, au palmarès des répressions exercées et subies en temps et en zone de paix, figure l'immigration économique. L'effort constant de sécurisation des grandes voies de circulation globalisée des produits exerce sur le monde des pressions concentrées. Celles-ci déclenchent en série, un peu partout dans les sociétés économiquement pauvres et de pouvoir politique faible, des cyclones de violence sanglante et psychologique (des dépressions). Sont alors poussés à l’exode des dizaines de millions d'humains qui se résignent à un destin d'objet, espérant dans cet état alors inhumain attirer sur eux, faute d'empathie, une part au moins du destin sacré de la marchandise.
Mais, l'intérêt de l'esclavage et de l’exploitation humaine ayant été dissous dans le bain acide de l'automation, la réponse apportée à ces élans sans appel, à cette mobilité sans ordre, est la répulsion ; une répulsion dont l'expression se débarrasse des derniers effets modérateurs d’une culpabilité historique qui s'épuise, et qu'aucune conscience d’une éventuelle responsabilité contemporaine ne relaie.
Partout, des dizaines de millions de déçus du mauvais partage fait du saccage de la planète par la mondialisation rejettent l’idée d’une communauté humaine globale, si la mondialisation telle qu’elle s’est imposée à tous en est le prix. Un désir fort de fragmentation, de séparation revient. Pour le réaliser, sera-t-il fait appel un jour à ce moyen d'origine qu’est la guerre de tous contre tous ?
II UNE GUERRE RITUELLE
À partir du film Dead Birds (1964) de Robert Gardner, des livres Gardens of War (1968) de Robert Gardner et Karl G. Heider et Archéologie de la violence (1977) de Pierre Clastres.
1. UN DÉSIR PUR DE LA GUERRE
1961. Le Film Study Center of Harvard University (Cambridge, Massachusetts, USA) monte une expédition pour les Hautes Terres de Nouvelle-Guinée, conduite par l’anthropologue cinéaste Robert Gardner. Il s’agit d’enregistrer une forme de vie originale du monde humain que tiennent encore intacte (supposée intacte) les Dani, mais dont la disparition ne tardera plus. “By the year 2000”, prévoit Gardner, “human society promises to vary little from continent to continent. Transportation and communication will link the remotest valley and farthest plateau with centers of technology (…) the cultures that developed in response to isolation or hardship will have disappeared”.
Avec les Dani, Gardner réalisa Dead Birds, un film à la facture poétique discutable, mais un document extraordinaire, puisque seul au monde à témoigner directement de la guerre telle que, sur l’essentiel et peut-être, elle fut partout durant des millénaires. Gardner publie ensuite Gardens of War, un livre photographique venant augmenter le film.
À la moitié du XX° siècle, la vie des Dani est encore néolithique. À la fois jardiniers et guerriers, ils et elles sont séparé·e·s en des clans qui s’affrontent en permanence sur les no man’s land marquant leurs frontières territoriales. La guerre rythme le quotidien des villages, elle est une présence constante, une dimension fondamentale de la culture. Raids, embuscades et coups de main souvent mortels des uns contre les autres débouchent inlassablement sur des affrontements généralisés, de grandes batailles, en rien semblables à celles des Modernes, bien que la guerre dani filmée par Robert Gardner n’ait lieu que trois ans avant celle du Viêt Nam.
Tout village dani est une société en soi, une société de quelques dizaines de personnes structurées autour d’une parentèle. Les liens entre sociétés sont déterminés par la guerre, qui est permanente. Chacune a un ennemi et des alliés pour l’affronter. Mais aucun de ces liens n’est tout à fait fixe et les retournements sont fréquents, facilités du fait que toutes les sociétés parlent la même langue, partagent les traits essentiels d’une même culture, sur des territoires contigus, ont à un moment ou à un autre “échangé des femmes” et ont donc des liens de parenté.
Les alliances ennemies laissent entre elles un no man’s land bordé des deux côtés par des tours de guet, constructions hautes et étroites, faites d’une multitude de jeunes troncs agglomérés autour d’un mât central et tenus ensemble par des anneaux végétaux qui servent aussi de marches à l’ascension vers la plate-forme. La surveillance mutuelle est permanente. Du matin au soir, les tours oscillent dans le ciel, sous le poids des corps athlétiques des guetteurs, qui s’y relaient, à deux ou à trois. Ce sont des hommes dont les champs sont situés à proximité immédiate et qui peuvent alors tenir ensemble les tours et leurs potagers. Le rôle des guetteurs n’est pas limité à la surveillance, il est aussi défensif ; un raid ennemi est un grand danger qu’il faut tenter de repousser aussitôt qu’on le repère.
La guerre primitive connaît deux formes essentielles : la bataille rangée, qui rassemble les forces des deux camps pour un jour entier et une longue succession de saillies, et le raid, mené à quelques-uns, rapide et fondé sur l’effet de surprise. Le raid est, des deux, la forme la plus mortelle. La bataille rangée est un événement social de premier plan, stylisé, suivant un protocole complexe et encadré par des règles ancestrales que personne ne songe à transgresser : il faut de la chance pour tuer un ennemi au champ de bataille. Le raid, lui, est une opération plus libre, largement improvisée, où seule compte la fin : arracher une vie au camp adverse. Le raid ne connaît pas la gloire. Il n’est fait que de ruse et d’astuce. Ses victimes, une seule à la fois le plus souvent, sont indifféremment des hommes ou des femmes, des adultes ou des enfants. C’est contre le raid que les tours de guet sont érigées, c’est lui que les guetteurs sont chargés d’éviter à tout prix. Qu’ils repèrent un mouvement suspect quelque part et ils donnent l’alarme, mais non seulement : ils vont tout de suite au contact. Ce mouvement en avant à deux ou à trois peut être hasardeux, mais l’isolement ne dure pas : tous ceux du village qui travaillaient dans les jardins voisins arrivent en courant. À peine informés, ils se sont précipités. Organiser une défense solide contre un raid, voire monter et lancer une contre-offensive, ne prend que quelques minutes. La guerre est à ce point permanente, la possibilité d’un raid ennemi est chaque jour si grande, que les deux camps se tiennent constamment prêts, les armes toujours à la main. Ce ne sont pas des jardiniers qui sont soudain appelés à se battre, ce sont des guerriers qui jardinent en attendant. L’impact sur la vie quotidienne est majeur et la guerre est un élément culturel essentiel, infiltrant tous les domaines, enraciné au principe même de l’être par un faisceau complexe de convictions et de croyances. Les Dani font la guerre parce qu’ils veulent vivre avec la guerre. Être une société avec la guerre fluidifie la cohésion de l’organisation sociale. Les Dani font la guerre pour ne pas changer, parce que la guerre les aide à être ce qu’ils sont, individuellement et collectivement.
La fréquence des batailles et des raids est le résultat d’une recherche d’équilibre entre un désir de sécurité, qui malgré tout existe, et les pressions contredisant ce désir. Les pressions les plus fortes en faveur de la guerre sont exercées par les fantômes, l’esprit des morts aux combats qui veulent être vengés. Le feu de la guerre peut être entretenu aussi par l’entêtement d’une veuve à obtenir une mort pour la mort d’un mari, ou d’une mère pour la mort d’un fils ou d’une fille... Mais à travers leur obstination, personne ne s’y trompe, apparaît encore celle des fantômes, passant par elles pour faire inlassablement entendre leur volonté. Car les fantômes s’y entendent pour pousser les vivants les uns contre les autres, n’hésitant pas s’il le faut à mobiliser contre eux toutes sortes de calamité et à les torturer de bien des manières. Faute d’être exaucés, leurs fantômes provoquent des accidents, répandent la maladie, allument des incendies, font les inondations et la sécheresse… Les risques encourus au cours d’une bataille ou d’un raid ne sont rien face au danger de laisser sans réponse l’exigence hargneuse des fantômes. Ce n’est pas la guerre que les Dani redoutent, mais l’affreux pouvoir de nuisance et la méchanceté des morts invengées. La paix ne peut pas exister, les fantômes ne laissent jamais personne en paix. La guerre est la meilleure solution, justement parce qu’elle n’effraie pas les hommes. Les Dani sont des combattants compétents, entraînés depuis le plus jeune âge, ayant appris à se battre en même temps qu’à marcher. Bien sûr, tous ne développent pas finalement la même aptitude au combat et il existe des différences de performances entre les guerriers, mais tous ont été formés à l’ensemble des techniques et des situations de guerre et sont égaux devant la responsabilité guerrière. Pour aucun de ces guerriers-nés les aléas de l’engagement ne peuvent être aussi grands que pour un conscrit moderne ou un soldat à temps partiel. Chaque Dani connaît exactement à la fois la nature des dangers liés à telle ou telle forme d’affrontement et les limites de ses capacités personnelles. Tous, donc, peuvent s’y engager avec les meilleures chances d’en réchapper. Reste, bien sûr, une irréductible part d’imprévisible et des accidents malheureux conduisent certaines fois, mais rarement, à une ou deux pertes humaines sur un champ de bataille.
Si le raid doit surprendre, une bataille ne peut avoir lieu que déclarée. Quand elle se décide dans un camp, quelques hommes vont tôt le matin à la frontière pour défier l’ennemi comme il faut : il crie des invectives dans le no man’s land à son intention. Invariablement, le défi est accepté et la nouvelle, partout, se répand rapidement. En moins d’une demi-heure, tous les hommes concernés sont informés.
On débat ensuite entre les alliés, mais aussi avec l’ennemi, pour décider quand aura lieu la bataille. Beaucoup vont souhaiter qu’on la tienne au plus tôt, le jour même si possible, mais parfois, on estime que le temps qu’il faudra aux combattants des villages les plus éloignés pour arriver sera trop long, ou l’on voit que le temps qu’il fera sera trop lourd ou trop humide, et la bataille est un peu différée.
Au matin du jour choisi, de huit heures jusqu’à dix heures environ, de part et d’autre du no man’s land, les hommes qui iront à la guerre prennent un petit déjeuner consistant avant de s’apprêter. Ceux venant de loin n’ont pas cette chance et, levés dès l’aurore, ils mangent en chemin. Tous cependant se nourrissent du mieux possible, car à moins qu’une pluie inattendue ne mette soudainement les coiffes et les maquillages corporels en péril et oblige à écourter la bataille, les guerriers passeront les six ou sept prochaines heures sur le champ de bataille, dans une grande dépense physique et sans plus de nourriture.
Se préparer à la guerre est aussi une question d’apparat. Une bataille est l’occasion d’exprimer le grand cas que les Dani font de l’apparence : peintures corporelles, graisses animales, fouets de couleur, fines baguettes en plumes d’aigrette, bijoux et clés d’ivoire pour les nez percés, parures de tête piquées de plumes rares dont le balancement gracieux viendra souligner l’agilité du guerrier... C’est plus que jamais le moment d’impressionner et d’éblouir. Chacun porte ce qu’il a de mieux ou peut emprunter pour améliorer son aspect. Il s’agit de ressembler le plus possible à son animal préféré – presque toujours un oiseau –, et l’on vole à la bataille.
Les hommes récemment blessés ne viendront pas. Leur présence pourrait attirer sur eux la malveillance des fantômes. En attendant des jours meilleurs, les convalescents se font discrets. Ils portent d’ailleurs constamment un sac en filet sur la tête et comptent sur ce déguisement pour ne pas être reconnus des fantômes.
À onze heures, quelques-uns des guerriers sont encore en chemin, mais beaucoup sont déjà assis par petits groupes à un endroit ou à un autre du champ de bataille, le plus souvent à l’ombre des tours de guet. Par un accord tacite entre camps ennemis, aucun combat ne sera engagé avant que les deux parties ne soient tout-à-fait prêtes.
Les chefs de guerre – il en faut et ils sont généralement choisis parmi ceux qui ont lancé l’appel à la guerre – discutent longuement la stratégie. Les tactiques ne varient jamais, elles ont toutes un nom et sont très connues, les stratèges préparent leur succession, ils intègrent des paramètres de contexte, notamment la configuration du champ de bataille, le nombre des combattants ce jour-là, ils ajoutent ça et là des mouvements, tout aussi connus, mais peut-être inattendus au lieu et à l’instant où ils seront lancés. Les stratèges espèrent déstabiliser l’adversaire et l’emporter rapidement, mais au bout du compte, c’est rarement le cas. Leur rôle, néanmoins, est essentiel car ils se chargent de trouver un équilibre entre risque et sécurité, surprise et maîtrise, chance et expérience, de marquer une juste balance entre préservation de la vie et recherche d’une mort.
Le plus sûr étant encore de connaître à l’avance l’issue d’une bataille, l’on ajoute à la préparation stratégique une dose conséquente de magie divinatoire. Autour des chefs de guerre désignés, des hommes trop jeunes ou trop vieux pour combattre s’activent et rassemblent au plus vite, s’ils les trouvent, tous les signes d’une défaite promise par le sort au camp opposé : sauterelles et petits oiseaux du voisinage sont capturés en quantité, on les attache et les contraints avec des herbes et ils représentent ainsi les corps des ennemis morts. Une fois accumulées les annonces magiques de la victoire, vient le tour des précautions et des charmes : un jeune porc est promené entre les guerriers et leur assure le succès, certains traits sont gravés dans la cendre…
À midi, tout le monde est là, les formations sont fin prêtes pour la confrontation et enthousiastes. Les très grands jours, ce sont environ deux cents combattants de part et d’autre, mais moins de cent le plus souvent. Certains guerriers sont armés d’arcs et de flèches et d’autres ont des lances. Peu à peu, le silence s’installe et c’est le signe que vont commencer quelques heures de plaisir et d’intense excitation. Il y aura de la douleur aussi, pour ceux que les flèches ennemies vont atteindre, et de l’angoisse, quand le sang coulera un peu trop fort et que les graines de l’esprit menaceront de s’enfuir. Quelquefois, dans une guerre ou une autre, rarement, un maladroit ou un idiot trouve la mort et l’effroi, alors, prendra tout le champ, provoquant l’arrêt immédiat des hostilités.
Les guerriers des premières et secondes positions n’attendent plus que le mouvement d’ouverture. Il viendra de leurs rangs ou des rangs ennemis, mais toujours seul, comme de lui-même : tout à coup, d’un côté ou de l’autre, trente ou quarante guerriers s’avancent, dans un geste stylisé auquel le camp adverse répond par un autre. Trente guerriers de sa première ligne avancent à leur tour, par étapes : d’abord ils courent, puis s’arrêtent, reprennent leur course sur quelques mètres, s’arrêtent encore... Comme cela jusqu’à parvenir à une distance d’environ cinquante mètres du groupe déjà avancé. Parmi eux, un archer va tirer une flèche, ou deux flèches. À cette distance, elles ne représentent aucun danger véritable pour l’ennemi, mais elles signent l’engagement irréversible des hostilités ; le combat à mort est lancé. Après quelques minutes de cette chorégraphie, les deux groupes tournent les talons et repartent en direction de leur camp, mais sans être allés loin, ils se font face à nouveau et se préparent pour une nouvelle saillie tout aussi ritualisée que la première. Il y en a trois de cette sorte en une demi-heure, puis les saillies suivantes engagent le front entier et si elles ne sont pas aussi stylisées que celles du premier échange, les gestes qu’elles composent, maîtrisés, précis, experts, restent soucieux de leur allure – le mouvement rythmé d’une charge au pas de course, le décochage d’une flèche que le corps accompagne parfaitement, l’esquive de celles qui, avec des lances aussi, volent partout et au hasard... Les guerriers restés en réserve se régalent et commentent abondamment.
Les affrontements se font par vagues et durent un quart d’heure, durant lequel, de part et d’autre, des forces fraîches sont fréquemment envoyées au relais de celles qui se sont épuisées dans les premières saillies. Lorsque cinquante hommes ou plus décochent leurs flèches tous ensemble, le camp adverse est contraint de rester en mouvement permanent et fatigue vite. L’évitement des flèches, même si la portée pénétrante de celles-ci n’excède pas quinze mètres, réclame une agilité extrême et une concentration épuisante.
Chaque guerrier veille à la fois sur ses compagnons et sur lui-même, surveillant et prévenant les jets ennemis et restant toujours prêt à décocher les siens en urgence, par exemple, lorsqu’il s’agit de couvrir la course d’un compagnon ayant approché le camp adverse pour jeter sa lance et qui doit se replier désarmé – un fait assez rare cependant, car en dehors des combats les plus rapprochés et intenses, un guerrier ne se séparera jamais de sa lance la plus belle. Il l’a fabriquée lui-même, dans un bois rare et sait mieux que personne sa valeur. Alors, il porte toujours avec lui des lances secondaires, de facture grossière, qu’il jette sur l’ennemi sans regret, mais qui au contraire de la principale, ne sont pas létales. Une belle lance qui achève sa course sans avoir touché personne est un grand trophée de choix pour l’ennemi qui s’en saisit aussitôt et elle acquiert une valeur extraordinaire si son propriétaire l’a perdue en étant tué au combat.
Après quelques heures, les interruptions entre les attaques se font plus longues. La fatigue prend les guerriers, cela ne se voit pas dans les mouvements, qui conservent leur qualité, mais seulement à la longueur du temps consacré à la récupération. Plusieurs ont été blessés par flèches dans les deux camps, souvent atteints aux membres ou au cuir chevelu, car pour se protéger des traits, les combattants ont tendance à se courber sur eux-même, tête en avant. Beaucoup aussi ont été atteints dans le dos et aux fesses quand, après avoir mené une attaque, ils ont quitté l’ennemi des yeux pour courir vers leur camp.
Les flèches sont décochées à une grande vitesse, mais, sans empennages, elles pénètrent rarement en profondeur dans les corps musclés et denses des combattants. Peu résistants, leurs fûts se brisent sous le choc, juste après la pointe qu’il faut alors retirer rapidement. Un guerrier atteint est évacué en arrière et aussitôt débarrassé de la pointe, qui ira orner sa maison ou, ajoutée à d’autres, fera un collier. La blessure est lavée et bandée d’herbes et de feuillage. La plaie est ainsi protégée de la poussière et des mouches, mais pas de l’infection que cause régulièrement la fibre d’orchidée avec laquelle les pointes de flèches sont fixées. L’essentiel des pertes humaines liées à la guerre primitive est le résultat d’une infection de plaies d’abord superficielles.
Certains guerriers sont touchés à la poitrine ou au ventre, l’assistance et les soins sont alors bien plus importants. Le blessé est porté loin derrière le front par plusieurs parents ou voisins. Il est installé aussi confortablement que possible. La nouvelle de son état se propage et la nature de sa blessure est connue. S’il a perdu beaucoup de sang, un homme habile chirurgien viendra vite. Les pointes portent des barbillons qui rendent l’extraction difficile – et douloureuse –, mais tous les guerriers en sont capables. C’est pour pratiquer d’autres plaies dans le corps, des contre-plaies, selon un rituel chamanique précis, qu’il faut une compétence particulière. Sur la poitrine du blessé, en plusieurs longueurs choisies, l’homme habile plisse la peau du blessé entre ses doigts et la découpe avec le tranchant d’un éclat de bambou, dont il enfonce ensuite la pointe dans la chair et la retourne. La douleur est grande, mais il n’y a pas le choix : la graine de l’esprit du guerrier, son Etai-eken, peut quitter le corps à tout moment en glissant sans être vue par la blessure de la flèche quand celle-ci est trop profonde. Il faut alors ouvrir à Etai-eken, par l’incision en des points précis sur la poitrine autour du plexus-solaire, un large chemin de retour, sur lequel elle est ensuite appelée et guidée par des murmures et des souffles à l’oreille. Le guerrier blessé reste immobile et calme, mais ses traits sont figés par la tristesse et l’angoisse. Plus que pour la douleur, à laquelle il sait résister, plus que pour la gravité de la plaie et son éventuelle infection, il s’inquiète pour le devenir de son esprit si les fantômes venaient à l’attraper, quand Etai-eken glisse hors de lui dans le sang noir.
Il faut ensuite évacuer le blessé. Même en état de marcher, il sera porté par ses camarades, allongé sur un brancard improvisé et recouvert d’herbes, afin que les fantômes ne le voient pas. Quelles que soient la distance à parcourir et la difficulté du chemin jusqu’à son village, le blessé ne sera pas laissé seul. Quatre hommes le portent tout le long et d’autres, derrière, se chargent des armes de tout le monde.
Un jour complet de bataille compte entre dix et vingt affrontements. À la fin de l’après-midi, les guerriers qui sont venus de loin doivent s’en retourner pour être certains d’être rentrés avant la nuit noire. Les autres, s’il n’y a plus assez de temps pour organiser une dernière saillie, restent assis un moment dans le no man’s land, à lancer des insultes et des railleries à l’ennemi. Des tirades souvent drôles, hurlées d’un côté à l’autre des deux cents mètres du terrain et qui procurent un plaisir complémentaire de celui de l’affrontement par les armes. La journée se termine ainsi par un pur moment de rire et de détente.
C’est que la plupart des guerriers, non seulement connaissent leurs ennemis par leurs noms, mais savent aussi les uns sur les autres nombre de détails privés et croustillants. Les insultes, parce qu’elles sont personnalisées, suscitent une grande hilarité dans les deux camps.
Peu à peu, les lieux se vident. Dans la pénombre, il ne reste de part et d’autre qu’une poignée de jeunes guerriers, volontaires pour s’interdire mutuellement un dernier raid surprise. Juste avant la nuit, tous rentrent en courant, évitant de justesse la nuit et ses fantômes.
2. LA GUERRE POUR L’INEXISTENCE DU POUVOIR
Parce que les Dani ne doutent pas de l’éternité de la guerre, ils la suspendent aussi aisément qu’ils ne l’engagent. Ils la remettent, au premier mort, à la première blessure grave, mais aussi aux premières gouttes d’une pluie qui pourrait gâter les parures ; il faut être et rester beau à la guerre. La victoire ne fait pas tout… La victoire, si elle a lieu, ne constitue jamais qu’un épisode mémorable de plus dans la série sans fin des affrontements, elle ne conduit pas à la conquête, n’appelle pas la soumission des vaincus. Après la victoire comme après la défaite, on rentre enthousiastes au village plutôt que déçus, mais la guerre pour autant n’est pas finie, ne finit jamais, l’ennemi n’a pas été anéanti, n’est pas envahi, ne sera pas absorbé, il est rentré lui aussi et demeure l’ennemi. C’est le trait essentiel de cette guerre, peut-être sa fonction, son objet : par sa continuité, elle maintient chacun en ce qu’il est et tous, nettement différents. Parce qu’elle est sans fin, la guerre préserve la puissance et l’égalité des forces qu’elle oppose. La guerre est l’expérience radicale et sans cesse refaite de la différence.
L’ethnologue français Pierre Clastres (1934-1977), qui, à l’époque où Gardner filme les Dani, mène lui ses travaux de terrain au Paraguay (de 1963 à 1974), notamment chez les indiens Guayaki, le suppose en premier : la raison même de la guerre primitive, c’est son effet centrifuge. Elle est une guerre pour que les groupes opposés se maintiennent tels qu’ils sont, en se tenant tous à distance, comme autant de totalités indivisées, autonomes et fortes, dont les membres peuvent alors demeurer toujours libres et égaux.
De retour à Paris, Pierre Clastres consacre le reste de sa courte vie (il va mourir très jeune dans un accident de voiture) à des recherches dans un domaine alors nouveau, qu’il contribue à développer, l’anthropologie politique. Il s’interroge particulièrement sur la naissance de l’État. Il propose de considérer les si durables et solides sociétés primitives en tant que sociétés contre l’État, faisant l'hypothèse que leur caractéristique la plus commune serait la mise en œuvre permanente de moyens propres à repousser toujours l’apparition d’un pouvoir politique unitaire, et donc la constitution d’un État. Pour Clastres, le plus puissant de ces moyens, c’est la guerre. « La société primitive est société-pour-la-guerre », affirme-t-il, et étant cela, elle est une société contre l’État. La guerre est ce par quoi la société primitive retarde indéfiniment l’invention de l’État. Pour chaque groupe, chaque village, la permanence de la guerre est le garant de son indivision, du maintien de sa totalité-une et par là, de sa continuité politique. Car plus il y a de la guerre, plus ces micro-sociétés se repoussent les unes les autres, moins il y a de chance qu’un pouvoir séparé du corps social et surplombant n’apparaisse.
Si « l’être primitif repose entièrement sur la guerre », si la guerre est « le moteur de sa machine sociale », si la guerre est constitutive du monde primitif, alors la dispersion des groupes locaux dans des différences irréconciliables, telle que Robert Gardner l’observe chez les Dani, n’est plus à considérer en tant qu’elle serait la cause de la guerre, mais en tant qu’elle est sa création et sa raison même.
La fin fonction même de la guerre primitive est de créer la dispersion et de l’aggraver toujours par une permanence des conflits, de garantir continûment l’indépendance politique de chaque petite communauté et son autonomie réelle. En nourrissant la division des groupes humains en clans et villages ennemis, la guerre à la fois renouvelle sans cesse la motivation collective et préserve les différences respectives. Elle empêche l’apparition d’aucune structure de pouvoir unique et séparée, elle évite que le monde ne se divise « entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent ». Elle interdit la confusion d’aucun groupe, d’aucune société, avec ce qui lui est extérieur. Il y a certes des alliances, mais elles sont limitées et n’ont rien de fixe, et la guerre n’étant pas une guerre de conquête, d’invasion et de reddition, elle est sans effet d’absorption et d’assimilation. Elle est alors le moyen pour chaque microsociété, celle des vainqueurs comme celle des perdants, de confirmer la bonne santé et la solidité de son être-ensemble, son indivision et son indépendance, et par là, l’irréductibilité de l’égalité des individus qui la composent, non seulement en tant qu’un village ou une bande autonomes, mais en tant qu’une totalité achevée.
Parce qu’il y a toujours la guerre, chaque société peut continuer à être et penser depuis sa différence fondamentale d’avec toutes les autres. Par l’expulsion, la répulsion, par la force centrifuge de la guerre généralisée, les sociétés primitives tendent à rester ce qu’elles sont : des mondes libres.
Pierre Clastres est un iconoclaste. Pour établir sa théorie de la guerre primitive, il se défait des trois discours dominant son époque (la fin du XX°) et c’est l’objet de Archéologie de la violence, écrit et publié en 1977. Clastres s’en prend d’abord au discours naturaliste que soutient le préhistorien André Leroi-Gourhan (1911-1986) et qui veut expliquer la guerre par une « évolution naturelle de l’instinct de chasse vers la pratique guerrière ». Clastres objecte que si cette proposition était vraie, la guerre serait « une chasse à l’homme » et la fin de toute guerre, alors, devrait être anthropophage, ce qui ne fut jamais le cas nulle part, pas même chez les groupes qui bel et bien mangeaient leurs ennemis morts, mais sans les avoir jamais tués pour la nutrition. Soulignant comment Leroi-Gourhan entend remplacer la sociologie par une zoologie de l’humain au moment précis où l’observation scientifique s’attache plutôt à comprendre enfin les sociétés des animaux, Clastres ne perd pas de temps et défait le grand spécialiste de la préhistoire en seulement quelques phrases.
Le second discours démonté par Pierre Clastres est celui économiste, qui s’est établi à partir du XIX°, sur l’idéologie de la révolution industrielle et qui, pour les besoins de son explication générale des sociétés modernes, décrit le monde primitif en tant qu’un monde manquant de tout, où la guerre intervient pour compenser l’extrême faiblesse des forces productives ; de ce que le primitif est incapable de produire et qui lui manque, il tente de s’approprier le peu disponible, en privant les autres et par la guerre. Ce discours (dont Clastres rappelle les influences marxistes : « le marxisme, une pensée économiste s’il en est ») se fonde en effet sur l’idée que les forces productives ont une tendance irrépressible au développement et que cette tendance est ce par quoi le mouvement de l’Histoire et du changement social est entraîné. Pour que cette théorie soit vraie, il faut que la propension à l’expansion des forces productives ait toujours existé, car elle ne peut être tenue pour responsable du mouvement de l’histoire sans préexister à celle-ci. Ainsi, faut-il encore expliquer la préhistoire avec elles, mais comment ? En quoi pouvait bien consister l’incoercibilité des forces productives durant les millénaires de stabilité de la préhistoire ? L’anthropologie d’influence marxiste suppose alors que cette qualité était latente, un potentiel au développement non encore épanoui, non développé ; sous-développé, exactement.
L’on établit ainsi un nouveau portrait du Sauvage : un être humain dans le besoin constant et la survie permanente, en raison même de l’extrême faiblesse des forces productives primitives, qui ne se maintient que par la guerre de pillage. Mais toutes les recherches en anthropologie ont depuis démontré qu’au contraire, « le mode de production domestique de la société primitive a permis une satisfaction totale et généralisée des besoins matériels » et cela « au prix d’un temps limité d’activité de production et d’une faible intensité de cette activité ».
Le troisième discours avec lequel Clastres prend ses distances est celui échangiste, soutenu par Claude Lévi-Strauss (1908-2009), et ce sont les fondements de l'anthropologie qui sont remis en cause. En 1943, Lévi-Strauss affirme que « la guerre et le commerce constituent des activités qu’il est impossible d’étudier isolément », que les conflits guerriers et les échanges économiques sont « les deux aspects opposés et indissolubles d’un seul et même processus social ». Pour Claude Lévi-Strauss alors, « les échanges commerciaux représentent des guerres potentielles résolues pacifiquement, et les guerres sont des transactions malheureuses » (notons au passage que cette idée a été reprise telle quelle et utilisée comme un postulat par le libéralisme économique afin de justifier son empire sur le monde contemporain, avec l’échec que l’on sait quant à la capacité des libres échanges commerciaux à supprimer la guerre).
Clastres fait remarquer que dans leur tendance autarcique, les sociétés primitives aspirent à « produire elles-mêmes tout le nécessaire à la survie de leurs membres », c’est-à-dire qu’elles tendent « vers un idéal anticommercial ». Clastres s’amuse alors à conseiller à son aîné prestigieux de ne pas tenter d’expliquer la guerre primitive en « l’articulant au commerce, qui n’existe pas », puis il convient que Claude Lévi-Strauss finalement dans son œuvre (1948) ne parle plus de commerce quand il relie la guerre aux échanges dont, d’après lui, elle serait l’échec, mais fait référence au don et contre-don cher à Marcel Mauss. Mais pour Clastres remarquant la « quasi universalité du phénomène guerrier », la théorie de Lévi-Strauss ne tient toujours pas : le monde est peut-être bien un monde avec échanges, mais il est plus encore un monde avec la guerre. La guerre réussissant à être partout et partout la même, quelles que soient la forme, la quantité et la qualité des échanges ici et là, comment la conditionner à l’échec de ces derniers ? Clastres part dans la direction opposée, inverse l’ordre et la condition des phénomènes et se demande si l’échange ne serait pas plutôt un simple facteur de réussite de la guerre (le don pour l’alliance, l’alliance pour la guerre).
Ayant alors créé les conditions nécessaires au développement de sa propre théorie, il pousse plus loin l’inversion et en vient à se demander si la guerre ne serait pas la cause du morcellement du monde primitif, plutôt que l’effet de celui-ci ; la guerre comme solution, pour tenir le monde en morceaux, dans une société qui, en son être même, veut la dispersion. « En d’autres termes, la guerre est le moyen d’une fin politique », c’est-à-dire que « la guerre est le mode d’existence privilégié de la société primitive en tant qu’elle se distribue en unités sociopolitiques égales, libres et indépendantes ». Une logique centrifuge, donc. « Une logique du multiple, de multiplication des multiples », le monde primitif privilégie la liberté, la liberté pour tous au moyen de la guerre, parce que la guerre produit l’éclatement, parce qu’elle oblige ses parties à l’autonomie, parce qu’elle évite l’unification, elle interdit l’unité d’un pouvoir qui se sépare de la société et la domine, ce pouvoir dont le nom est État ; l’État est l’ennemi de la guerre qui est l’évitement de l’État…
Pierre Clastres voit les possibilités que sa théorie contient, y compris pour un renouveau complet de l'anthropologie sociale, mais il n’a pas le temps de les développer : il meurt dans un accident de voiture, juste après la publication de Archéologie de la violence dans le premier numéro de la revue Libre - Politique, anthropologie, philosophie. Il a 43 ans. C’est peu dire que l’université anthropologique est soulagée d’en être débarrassée tôt et de s’épargner ainsi une révolution.
Voir ICI le film DEAD BIRDS (1964) de ROBERT GARDNER :
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sur PIERRE CLASTRES et L’ANTHROPOLOGIE ANARCHISTES :