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Département EdJ1

Harangue à des magistrats qui débutent [1974]

Oswald Baudot

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En 1974, Oswald Baudot est substitut du procureur de la République à Marseille et membre du Syndicat de la magistrature créé dans le sillage de mai 68. Revendiquant pleinement la « part du juge » dans l’exercice de la Justice, il envoie ce texte à une centaine de nouveaux magistrats. Un texte qui lui vaudra des poursuites disciplinaires et un important retentissement à la suite d’une campagne de presse menée par les détracteurs du Syndicat de la magistrature.

Sa reproduction ici entend éclairer la question de ce que peuvent (ou pas) les tribunaux et les juges eux-mêmes dans les rapports de force. Il y est, entre autres, question de l’inégalité d’accès aux droits et à la justice et du traitement différentiel en fonction des catégories (socio-économiques, ethniques, etc.) auxquelles appartiennent les justiciables. Il y est aussi question, au sens large, d’une quête du juste.

"Vous voilà installés et chapitrés. Permettez-moi de vous haranguer à mon tour, afin de corriger quelques-unes des choses qui vous ont été dites et de vous en faire entendre d’inédites.

En entrant dans la magistrature, vous êtes devenus des fonctionnaires d’un rang modeste. Gardez-vous de vous griser de l’honneur, feint ou réel, qu’on vous témoigne. Ne vous haussez pas du col. Ne vous gargarisez pas des mots de « troisième pouvoir » de « peuple français », de « gardien des libertés publiques », etc. On vous a dotés d’un pouvoir médiocre : celui de mettre en prison. On ne vous le donne que parce qu’il est généralement inoffensif. Quand vous infligerez cinq ans de prison au voleur de bicyclette, vous ne dérangerez personne. Évitez d’abuser de ce pouvoir.

Ne croyez pas que vous serez d’autant plus considérables que vous serez plus terribles. Ne croyez pas que vous allez, nouveaux saint Georges, vaincre l’hydre de la délinquance par une répression impitoyable. Si la répression était efficace, il y a longtemps qu’elle aurait réussi. Si elle est inutile, comme je crois, n’entreprenez pas de faire carrière en vous payant la tête des autres. Ne comptez pas la prison par années ni par mois, mais par minutes et par secondes, tout comme si vous deviez la subir vous-mêmes.

Il est vrai que vous entrez dans une profession où l’on vous demandera souvent d’avoir du caractère mais où l’on entend seulement par là que vous soyez impitoyables aux misérables. Lâches envers leurs supérieurs, intransigeants envers leurs inférieurs, telle est l’ordinaire conduite des hommes. Tâchez d’éviter cet écueil. On rend la justice impunément : n’en abusez pas.

Dans vos fonctions, ne faites pas un cas exagéré de la loi et méprisez généralement les coutumes, les circulaires, les décrets et la jurisprudence. Il vous appartient d’être plus sages que la Cour de cassation, si l’occasion s’en présente. La justice n’est pas une vérité arrêtée en 1810. C’est une création perpétuelle. Elle sera ce que vous la ferez. N’attendez pas le feu vert du ministre ou du législateur ou des réformes, toujours envisagées. Réformez vous-mêmes. Consultez le bon sens, l’équité, l’amour du prochain plutôt que l’autorité ou la tradition.

Soyez partiaux. Pour maintenir la balance entre le fort et le faible, le riche et le pauvre, qui ne pèsent pas d’un même poids, il faut que vous la fassiez un peu pencher d’un côté.

La loi s’interprète. Elle dira ce que vous voulez qu’elle dise. Sans y changer un iota, on peut, avec les plus solides « attendus » du monde, donner raison à l’un ou à l’autre, acquitter ou condamner au maximum de la peine. Par conséquent, que la loi ne vous serve pas d’alibi.

D’ailleurs, vous constaterez qu’au rebours des principes qu’elle affiche, la justice applique extensivement les lois répressives et restrictivement les lois libérales. Agissez tout au contraire. Respectez la règle du jeu lorsqu’elle vous bride. Soyez beaux joueurs, soyez généreux : ce sera une nouveauté !

Ne vous contentez pas de faire votre métier. Vous verrez vite que pour être un peu utile, vous devez sortir des sentiers battus. Tout ce que vous ferez de bien, vous le ferez en plus. Qu’on le veuille ou non, vous avez un rôle social à jouer. Vous êtes des assistantes sociales. Vous ne décidez pas que sur le papier. Vous tranchez dans le vif. Ne fermez pas vos cœurs à la souffrance ni vos oreilles aux cris.

Ne soyez pas de ces juges soliveaux qui attendent que viennent à eux les petits procès. Ne soyez pas des arbitres indifférents au-dessus de la mêlée. Que votre porte soit ouverte à tous. Il y a des tâches plus utiles que de chasser ce papillon, la vérité, ou que de cultiver cette orchidée, la science juridique.

Ne soyez pas victime de vos préjugés de classe, religieux, politiques ou moraux. Ne croyez pas que la société soit intangible, l’inégalité et l’injustice inévitable, la raison et la volonté humaine incapables d’y rien changer.

Ne croyez pas qu’un homme soit coupable d’être ce qu’il est, ni qu’il ne dépende que de lui d’être autrement. Autrement dit, ne le jugez pas. Ne condamnez pas l’alcoolique. L’alcoolisme, que la médecine ne sait pas guérir, n’est pas une excuse légale mais c’est une circonstance atténuante. Parce que vous êtes instruits, ne méprisez pas l’illettré. Ne jetez pas la pierre à la paresse, vous qui ne travaillez pas de vos mains. Soyez indulgents au reste des hommes. N’ajoutez pas à leurs souffrances. Ne soyez pas de ceux qui augmentent la somme des souffrances.

Soyez partiaux. Pour maintenir la balance entre le fort et le faible, le riche et le pauvre, qui ne pèsent pas d’un même poids, il faut que vous la fassiez un peu pencher d’un côté. C’est la tradition capétienne. Examinez toujours où sont le fort et le faible, qui ne se confondent pas nécessairement avec le délinquant et sa victime. Ayez un préjugé favorable pour la femme contre le mari, pour l’enfant contre le père, pour le débiteur contre le créancier, pour l’ouvrier contre le patron, pour l’écrasé contre la compagnie d’assurance de l’écraseur, pour le malade contre la sécurité sociale, pour le voleur contre la police, pour le plaideur contre la justice.

Ayez un dernier mérite : pardonnez ce sermon sur la montagne à votre collègue dévoué."
 

 

La mort d'Oswald Baudot, figure du Syndicat de la magistrature et éternel révolté
Par Anne Chemin

Publié le 14 septembre 199

 

Oswald Baudot, décédé lundi 5 septembre1994 à Vence, faisait partie de ces magistrats dont Alain Peyrefitte regrettait pudiquement le " tumulte et l'agitation ". Né à Vence en 1926, ce militant turbulent qui était devenu l'une des figures du Syndicat de la magistrature avait parsemé sa carrière de gestes symboliques : à Dakar, où il était en poste, il avait refusé en 1964 de se rendre à une réception organisée en l'honneur du général de Gaulle. Muté à Lille afin d'exercer les fonctions de juge d'instruction, puis détaché en 1968 au ministère des affaires culturelles, il avait ensuite été le seul à faire grève dans son service, ce qui lui avait valu en 1970 une mutation au parquet du tribunal de Béthune. " Soyez partiaux "

Cet éternel révolté qui aimait bousculer l'institution judiciaire restera cependant dans l'histoire de la magistrature pour cette " harangue " rédigée en 1974, alors qu'il était substitut du procureur de la République de Marseille. Adressé à " tous les magistrats qui débutent ", ce texte aujourd'hui connu sous le nom de la " harangue de Baudot " était un modèle de provocation, de révolte et d'humour. 

Dans l'enthousiasme et l'énergie militante de ces années 70, Oswald Baudot invitait ses jeunes collègues à inventer tous les jours la justice. […/…] Le garde des sceaux de l'époque, Jean Lecanuet, n'avait guère apprécié cette vision de la magistrature : accusé de manquement à l'obligation de réserve, Oswald Baudot avait comparu, le 28 janvier 1975, devant la commission de discipline du parquet, qui avait recommandé au ministre une réprimande avec inscription au dossier. Face à la mobilisation du Syndicat de la magistrature et au soutien de l'Union syndicale des magistrats, le garde des sceaux avait finalement renoncé à sanctionner l'impertinent. Resté au parquet de Marseille, où il était devenu premier substitut en 1985, Oswald Baudot avait pris sa retraite en 1986.