La tâche de la philosophie
MICHEL FOUCAULT - Interwievé par André Berten
[VIDEO, TEXTE] [40 minutes]
MICHEL FOUCAULT, INTERVIEWÉ PAR ANDRÉ BERTEN
Université catholique de Louvain - 1981 - 37'57"
En mai 1981, Michel Foucault est invité par la Faculté de Droit de l’Université catholique de Louvain, à donner une série de cours-conférences.
C’est à l’occasion de ce séjour qu’André Berten, professeur à l’université, réalise cet entretien filmé avec le philosophe français.
Foucault y expose la cohérence de son trajet intellectuel et esquisse la suite de son programme de travail – sur le droit, la guerre notamment –, programme qui restera inachevé du fait de sa disparition en juin 1984.
TRANSCRIPTION COMPLÈTE ICI
Extraits :
(...) S’il y a dans ce que je fais une certaine cohérence, elle est peut-être plus liée à une situation qui nous appartient à tous les uns et les autres — dans laquelle nous sommes tous pris — plus qu’à une intuition fondamentale ou pensée systématique.
(...) Tâche de la philosophie : dire qui nous sommes, qu’est-ce que notre présent ? Une question qui n’aurait pas eu de sens pour Descartes, qui commence à avoir du sens pour Kant (Was ist Aufklärung ? ), en un sens la question de Hegel et de Nietszche.
(...) Alors comment j’en suis venu à ce genre de question ? 2 mots sur notre histoire intellectuelle aux uns et aux autres ; vers 1950, le mode d’analyse phénoménologique était la philosophie dominante sans « despotisme » mais quand même un style général d’analyse qui revendiquait l’analyse du « concret ». On peut de ce point de vue rester un peu insatisfait car ce « concret » restait un peu académique, universitaire, vous aviez des objets privilégiés : l’expérience vécue ou la perception d’un arbre à travers la fenêtre du bureau –enfin je suis un peu sévère mais. . . bon. . . le champ d’objet était prédéterminé par une tradition philosophique et universitaire qu’il valait peut-être la peine d’ouvrir.
=> 2ème forme de pensée dominante : le marxisme.
=> 3ème courant en France, l’histoire des sciences avec Bachelard et Cavailles.
Je me suis posé aux croisement de ces courants. Par rapport à la phénoménologie «Est-ce qu’il ne faut pas faire l’analyse d’expériences collectives et sociales. Par exemple la folie : le champ social, institutions et pratiques qu’il faut analyser et pour lesquels les analyses marxistes sont comme des habits de confection mal ajustés...
Et aussi à travers des expériences collective : comment peut-on faire l’histoire de l’emergence d’une connaissance et comment des objets nouveaux peuvent se présenter comme objets à connaitre. Alors ça donne si vous voulez ceci : Est-ce qu’il y a une expérience de la folie caractéristique d’un type de société comme les notres, comment cette expérience a-t-elle pu se constituer, comment elle a pu émerger et à travers cette expérience, comment la folie s’est-elle constituée comme un objet de savoir pour une médecine qui se présentait comme médecine mentale. Ce qui donne en gros : à travers quelles transformations historiques, quelles modifications institutionnelles s’est constituée une expérience de la folie avec le pôle « subjectif »de l’expérience de la folie et le pôle « objectif » de la maladie mentale.
(...) Expériences limites à partir de quoi est remis en question ce qui est considéré d’ordinaire comme acceptable. Histoire de la folie=>interrogation sur notre système de raison, pensée médicale par rapport à l’expérience de la mort, le crime comme point de rupture avec la loi etc.
(...) La question du pouvoir a été marginalisée, simplifiée par la question des fondements juridiques ou des rapports de production. Le pouvoir ne fonctionne pas à partir de son fondement, il y a des pouvoirs non fondés qui fonctionnent très bien et des pouvoirs fondés qui finalement n’ont pas fonctionné !
(...) le pouvoir c’est l’exercice d’une gouvernementalité : par exemple au moyen-âge, la vie quotidienne des gens n’était pas important tandis que maintenant par exemple le type de consommation des gens est important économiquement et politiquement, le nombre d’objets a considérablement augmenté.
(...) L’histoire que je fais : 1. part de l’actualité.
2. choisit comme domaine d’analyse des points « fragiles » ou « sensibles » de l’actualité. Je ne concevrais guère une histoire qui serait proprement spéculative. Le jeu, c’est d’essayer de détecter parmi les choses dont on n’a pas encore parlé, qu’elles sont celles qui donnent des indices de fragilité dans nos pratiques, nos réflexions etc.
Par exemple les prisons : l’évidence que la privation de liberté est la forme la plus juste, simple, équitable : cela n’était pas tellement interrogé. Or j’ai voulu montrer que cela était quelque chose de récent, invention technique, rationalité de la fin du XVIIIème siècle.
Il s’agit de rendre les choses plus fragiles : montrer la logique des stratégies à travers lesquelles les choses se sont produites et montrer que ce ne sont pourtant que des stratégies et que du coup ce qui paraissait évident ne l’est pas. De même notre rapport à la folie est historiquement constitué donc peut-être politiquement détruit.
Réintégrer les évidences de nos pratiques dans l’historicité même de ces pratiques et du coup les déchoir de leur statut d’évidence pour leur redonner leur mobilité.
(...) Je fais l’histoire des problématisations c’est à dire l’histoire de la manière dont les choses font problème, comment et pourquoi la folie a-t-elle fait problème (à travers la naissance de la psychanalyse), comment et pourquoi notre rapport à la sexualité a-t-il fait problème ?
(...) Je me suis toujours intéressé au droit : la question est de savoir comment des technologies de gouvernement peuvent prendre forme dans une société qui prétend fonctionner au droit. Je croise le droit sans le prendre comme objet central.
(...) Si Dieu me prête vie, j’étudierai la guerre et l’institution de la guerre dans la dimension militaire de la société.
(...) A. Berten : et nous espérons tous que Dieu vous prêtera vie.
MF – Je ne Lui souhaite pas !