18 septembre 2019. Troisième jour de tournage pour les étudiants de la classe I. “I”, c’est pour Issa, Issa de Issa SAMB, l’artiste sénégalais dont notre campus à Marseille porte le nom.
Nous avons tourné Money ce jour-là. Dans les gorges de la Véroncle, tout en haut.
Les gorges de la Véroncle, c’est une faille dans le flanc sud des monts du Vaucluse, entre Murs, Gordes et Joucas. C’est des gorges comme toutes les gorges : creusées par un ruisseau rapide, la Véroncle, et par les eaux de pluie, la fonte des neiges.
Money est le plus court des Very Short Films : moins de deux minutes. Il faut dire que Nathy et Maly se sont blessées mutuellement, l’une au genou, l’autre à la cheville, dès la deuxième prise du plan principal.
Trop d’énergie pour simuler un conflit. Elles se sont battues vraiment. Elles sont tombées ensemble sur le chemin et il était couvert de grosses pierres. On a arrêté le travail. On est redescendu vers les véhicules plus tôt que prévu. Il fallait arriver avant la nuit et que Nathy et Maly aient le temps de parcourir en sautillant, à certains endroits même sur les fesses, à d’autres, portées par les amis, une longue distance avec des passages plutôt techniques.
On était nombreux ce jour-là, 10 acteurs au moins, mais les plans de groupe n’ont pas pu être tournés. Du coup, le film une fois monté n’a pas atteint les deux minutes.
Deux minutes, c’est ce qu’il a fallu en 1887, le 14 novembre à 09:22, pour que la Véroncle disparaisse. La véroncle, c’était un torrent. Elle coulait là, rapide, depuis 35 millions d’années. Si on accepte l’idée que le langage est apparu il y a 350 000 ans, on voit que la Véroncle a coulé 34 millions et 650 mille ans avant même le concept de couler.
Au XVIème siècle, autant dire hier, un barrage a été installé tout en haut, aux Murs, pour créer un lac de pêche nourricière et pour réguler la pression d’eau, qui animait le mouvement de 10 moulins bâtis peu à peu en contrebas, sur 7 km ;
le moulin des Étangs,
du Dévissé,
de la Charlesse,
le moulin du Puits de Cata,
ceux de Jean de Marre I et Jean de Marre II,
le moulin de Cabrier,
les moulins des Grailles I et Grailles II,
celui des Cortasses.
10 moulins, ça veut dire, des milliers de tonnes de pierres taillées et amenées par des chemins où pourtant même des ânes ne pouvaient pas passer – comment ?
Et les meules ? Deux meules par moulin, l’une sur l’autre, des masses de 1,5 tonne, 2 tonnes, 3 tonnes… venues de carrières toujours plus lointaines – mais comment ? Comment elles sont arrivées là ?
Avec des cordes, des poulies, des traîneaux de bois, des équipages de 16 à 24 hommes… tout un savoir-faire pour équiper tout un monde paysan, lui-même sachant très bien comment vivre là, comment exploiter la puissance de l’eau.
Et hop ! 1887, 14 novembre, et plus rien, en deux minutes.
Un tremblement de terre de force VI-VII, 3 ou 4 secondes, le registre des séismes parle de “deux violentes secousses accompagnées d’un bruit sourd très intense, mais peu prolongé, ressemblant davantage à une détonation qu’à un grondement, quelques mouvements oscillatoires allant du N. O. au S. E.” La dalle calcaire qui se fissure, l’eau qui glisse dans le sous-sol et en 90 secondes, le cours est tari, c’est terminé Bye Bye l’Oligocène.
Rien n’est jamais sûr. Rien n’est établi pour toujours. Ce que l’on croit immuable, ce dont on se dit : “c’est le réel”, ce que l’on voit comme certain… TOUT change. Tout peut se transformer radicalement. Tout s’arrête un jour ou s’éteint. Quelque chose d’immense peut s’effondrer en un clin d’œil, par les conséquences d’un soubresaut géologique ou boursier, par l’explosion d’une supernova trop proche. Ou juste la viralité d’une molécule d’ARN de seulement 15 gènes comme en ce moment. Une civilisation peut disparaître en quelques semaines sous l’effet d’une guerre, sous l’effet d’une révolte ou d’une mauvaise décision politique. Une organisation séculaire peut se ratatiner en quelques années après l’apparition d’une nouvelle technique… Et n’importe quoi peut défaire en un instant une idéologie, aussi puissante, aussi ancienne qu’elle soit. Par exemple, pour nous : Dieu, ou la prévalence économique.
Ce que nous enseigne le passé est que le futur ne s’apprend pas, ne se prévoit pas, si ce n’est en tant qu’il est imprévisible.
Remerciements
Mairie de Gordes
Parc naturel régional du Luberon
Éric Garnier