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Analyses de séquence
Cinéma
ANALYSE DE SÉQUENCE - 6 minutes
L'Atalante [6 minutes]
L'Atalante
Jean Vigo / 1934 / N&B / 1h31 / France
Synopsis
La jeune femme d'un marinier, fatiguée de sa vie monotone sur la péniche " l'Atalante ", se laisse un jour attirer par les artifices de la ville, laissant son mari dans un profond désespoir. Mais cruellement déçue, elle revient à lui et le bonheur tranquille reprend son cours le long des fleuves, en compagnie du vieux marinier, le père Jules.
Équipe technique et distribution
Réalisateur : Jean Vigo, Assisté d'Albert Riéra / Montage : Louis Chavance / Scénario : Jean Vigo, Albert Riéra, d'après une idée de Jean Guinée / Photographie : Boris Kaufman / Cadre : Louis Berger, Jean-Paul Alphen1 / Son : Marcel Royné / Musique : Maurice Jaubert, Charles Goldblatt / Production : Jacques-Louis Nounez
Avec Michel Simon : le père Jules / Dita Parlo : Juliette / Jean Dasté : Jean / Gilles Margaritis : le camelot / Louis Lefebvre : le petit mousse / Raphaël Diligent : Raspoutine, le trimardeur / Maurice Gilles : le propriétaire
Sur le film, en quelques mots
Un bref coup d'oeil au synopsis laisse entendre une brave mélodrame à tendance prolétarienne : le canot de l'amour qui se brise sur la vie courante, et qui se réinvente... avec une touche singulière, de se dérouler dans un milieu opaque et inconnu, celui des mariniers.
Atalante est une héroïne de la mythologie grecque. Fière, elle refusait d'épouser quiconque, sauf celui qui la vaincrait à la course, ce que fit Hippomène en la trompant (il trouva le moyen de la retarder). Scandaleuse, elle est accusée d'avoir fait l'amour dans un temple. Cela dans une tradition. Dans une autre, elle fait voeu de chasteté et embarque, unique femme, à l'aventure avec Jason à bord de l'Argo.
La phrase finale du synopsis tiré d'Allo ciné, (c'est-à-dire en gros laïus marketing pondu par les ayant-droits des films) est : Un monument du cinéma !
Parce que L'Atalante, comme Vigo en général (filmographie en quatre films d'une durée totale de 2h45mn) ont été érigés en monuments. C'est dû sans doute au caractère fulgurant de l'oeuvre (Vigo est mort à 29 ans), à la légende noire (auteur maudit, Zéro de conduite a été censuré et L'Atalante charcuté à sa sortie, postérieure à la disparition de l'auteur), à sa réinvention dans l'après-guerre dans les réseaux des ciné-clubs, à l'imaginaire subversif (Vigo était fils d'anarchiste), au texte de Gilles Jacob (futur patron du festival de Cannes, auteur de l'article et l'expression Saint Jean Vigo, patron des ciné-clubs). Mais quand on fait monument d'une oeuvre, on la rend opaque : on en fait objet culturel, on évite de le questionner, voire simplement de le regarder vraiment (on voit pour ne pas se sentir trop bête dans les discussions mondaines).
Alors regardons, et écoutons.
Rien n'est net : les propos sont très souvent inaudibles (bien au-delà de soucis techniques de conservation des copies), les cadres sont tous plus farfelus les uns que les autres (farfelus, c'est-à-dire anormaux), les plans, dans leur durée, et le montage dans sa brutalité eux-mêmes sont anormaux. Un malaise permanent : que regarder, qu'écouter, que saisir dans ce bordel, même pas gentil ? Quelque chose de l'impossibilité du désir, du plaisir, de ses contradictions, de ne pas parvenir à voir l'image de l'autre. Un voyage, immobile, dans le mystère de la jouissance, dans l'immuable solitude et incommunicabilité des êtres, qui pourtant peuvent se masturber et faire l'amour seul à distance... Le mystère des tatouages sur une vieille peau, d'une main conservée dans du formol, de l'amour insensé des chats... La violence sociale qui broie tout, et comment s'en extraire...
Bref, regardons, écoutons : ne canonisons pas Jean Vigo (on ne devient pas patron du festival de Cannes sans avoir en tête papauté et hiérarchie, il faut plaindre Gilles Jacob plus que le mépriser), regardons l'actualité de ses films, ce qu'actuellement ils peuvent nous permettre de découvrir en nous.