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VIRGINIA WOOLF - Flush, une biographie

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VIRGINIA WOOLF

Raclant, grinçant, le tintamarre reprit de plus belle. Puis, de nouveau, Flush se sentit déposé sur la terre ferme ; les ténèbres s'écartèrent ; la lumière ruissela ; Flush se retrouva vivant, les yeux grands ouverts, interdit, debout sur des moellons rougeâtres dans une pièce vaste et nue inondée de soleil. Il se jeta deçà delà, flairant et palpant. Ni tapis, ni foyer. Ni sofa, ni fauteuil, ni bibliothèque, ni bustes. Bizarres, piquantes, des odeurs chatouillaient ses narines jusqu'à l'éternuement. La lumière, infiniment nette et vive, éblouissait ses yeux. Flush ne s'était jamais trouvé dans une pièce – en admettant que ceci fût une pièce – si dure, si claire, si ample, si vide. Miss Barrett, au milieu, assise à côté d'une table, lui parut plus petite que jamais. Mais déjà Wilson l'entraînait au-dehors. Il se trouva presque aveuglé d'abord par le soleil, puis par l'ombre. Une moitié de la rue était chauffée à blanc, l'autre était terriblement froide. Les femmes qui passaient, revêtues de fourrures, n'en portaient pas moins des ombrelles. Et la rue était sèche comme un os. Quoiqu'on fût maintenant au milieu de novembre, aucune flaque, ici, ne vous trempait les pattes, aucune boue de vous crottait les franges de longs poils. Pas de perrons aux maisons, pas de grilles, Rien de ce capiteux salmigondis d'odeurs qui rendait si bouleversante la moindre promenade dans Oxford Street ou Wimpole Street. Par contre, les odeurs nouvelles qui arrivaient des pierres taillées net, des crépis secs, des enduits jaunes, étaient au plus haut point piquantes et bizarres. Un grand rideau noir qui se balançait livra soudain passage au plus étonnant des parfums, dense, traînant en nuages sucrés. Flash s'arrêta, les pattes levées, pour le savourer à loisir ; le suivit vers l'intérieur ; poussa la tête sous le rideau noir. Dans un éclair il aperçut une sorte de hall immense et retentissant – très haut, très sombre, très profond et tout brasillant de lumières. Mais déjà Wilson, en poussant un cri d'horreur, l'avait violemment ramené vers elle. Ils continuèrent à descendre la rue. Le vacarme y était assourdissant. Tout le monde, à la même seconde, y semblait crier de toutes ses forces. Au lieu du bourdonnement dense, sourd et soporifique de Londres, on n'entendait ici qu'éclats et hurlements, tintements et clameurs, claquements de fouets et carillons de cloches. Flush sautait, bondissait sans cesse, et Wilson faisait comme lui. Vingt fois ils durent quitter le trottoir et y remonter pour éviter une charrette, un bœuf, une compagnie de soldats, un troupeau de chèvres. Flush, depuis des années, ne s'était senti si jeune, si alerte. Étourdi mais hilare, il se laissa tomber à son retour sur les moellons rouges et y dormit plus profondément qu'il n'avait jamais dormi à Wimpole Street sur les coussins de la chambre de derrière.

Virginia Woolf
Flush, une biographie
chapitre V : L'Italie, 1933
(traduction par Charles Mauron, 2010)